Ce matin, le rédacteur en chef du Nouvelliste n’est guère optimiste. Depuis quelques semaines, ses éditoriaux sont de plus en plus sombres. Avec raison, sans doute. Il est particulièrement difficile d’envisager une sortie de crise en Haïti. Les acteurs ne se parlent pas. Les propositions se suivent et se ressemblent dans leur absolue impraticabilité alors que le pays se meure. Il n’empêche que, quand même le plus ancien quotidien d’Haïti n’arrive plus à positiver, c’est que nous sommes vraiment foutus.
Dans un paysage médiatique haïtien saturé de récriminations plus ou moins bien articulées, nous pouvions toujours compter sur Le Nouvelliste pour proposer, à tort ou à raison, une lecture plus clémente de la situation. Après tout, en plus d’un siècle d’existence, ils en ont vu d’autres. Ils pouvaient se permettre d’être dans le recul. Ces temps-ci, Le Nouvelliste est submergé de présent. Le Nouvelliste n’a plus la foi. Frantz Duval avoue être à court d’explication:
Il existe pourtant un concept très connu qui, pour être largement critiqué, n’en résume pas moins la situation actuelle: celui de l’État failli. Le Fonds pour la Paix en décrit ainsi les caractéristiques:
- perte de contrôle de son territoire ou du monopole de la violence légitime. C’est fait.
- érosion de l’autorité légitime à prendre des décisions collectives. C’est fait.
- Incapacité à fournir les services publics. C’est fait.
- Incapacité à interagir avec les autres États comme un membre à part entière de la communauté internationale. C’est fait.
Sur la base de cette définition, l’État haïtien est bien un État failli, c’est-à-dire un pays où les fonctions régaliennes ne sont plus assurées et où, n’en déplaise au ministre Généus, rien n’est sous contrôle. Le Fonds pour la paix propose un indicateur permettant de repérer les États en situation d’échec pour que la communauté internationale, responsabilité de protéger oblige, puisse intervenir dans les affaires intérieures de ces corps politiques en déliquescence. Il évalue:
- la pression démographique: beaucoup de jeunes pauvres et sans perspective …
- les violences communautaires cycliques: une zone de non droit élargi …
- l’émigration chronique et soutenue: une population en transit vers ailleurs …
- les inégalités de développement: un pays différent d’un habitant à l’autre …
- le déclin économique: une inflation toujours galopante …
- la criminalisation de l’État : une politique gangstérisée et des gangs politisés …
- la dégradation du service public: des institutions publiques fragilisées …
- la violation des droits de l’homme : des massacres à répétition …
- la mise en place de forces de sécurité parallèle : des rackets de protections …
- la fragmentation ethnique dans les institutions : une question de couleur qu’on refuse d’aborder …
- l’intervention de puissances armées étrangères: un abonnement aux opérations de paix …
Difficile donc de faire plus en échec que l’État haïtien. Dans le nouvel indice des États fragiles – entre personnes civilisées, on ne dit plus État failli – avec un score de 99.7 sur 120, Haïti occupe la 11ème place. Dans ces cas-là, ma discipline, celle des Relations internationales, se tourne vers les théories de la construction de l’État et, pour les plus entreprenants, le state-building.
Les théories politiques sont au coeur de la science politique. Elles s’attachent à expliquer les conditions politiques, sociales et économiques dans un État. Elles s’efforcent de saisir le politique, les conflits, la violence et la guerre. Prescriptives ou descriptives, elles ont permis, au fil des siècles, de passer des observations empiriques à une plus grande compréhension de la chose politique. Tour à tour philosophiques (normatives), empiriques (conceptuelles), historiques (contextuelles) et stratégiques (réalistes), elles offrent un espace mixte où explications scientifiques et valeurs morales se côtoient, s’informent et se renforcent.
Dans les Relations internationales contemporaines, le state building est l’un des thèmes les plus importants; les États fragiles étant perçus, du fait de la mondialisation et de la grande interdépendance qui en résulte, comme étant des dangers pour les autres. Cet intérêt pour le state building s’accompagne d’efforts de conceptualisation de l’effondrement de l’État: pour le modèle démographique (Goldstone, 1992), une croissance rapide de la population face à des institutions politiques et économiques trop rigides; pour le modèle géopolitique (Skocpol, 1980), des conditions géopolitiques peu favorables, un État trop faible et une économie trop peu productive. Ces modèles ont conduit à une conceptualisation de l’effondrement en fonction des 4 dimensions du pouvoir – militaire, économique, politique et administratif – où le développement rapide du marché peut provoquer la désintégration de l’État quand la puissance de celui-ci est trop faible.
Nous en revenons à la conception wébérienne de l’État où, même dans le village de la mondialisation, les dynamiques de la puissance territoriale, soit le contrôle de territoires et de ressources clés, demeurent centrales à la conception de l’État. L’État territorial fort maintien son intégrité, sa cohésion et sa place dans le système interétatique; l’État territorial faible succombe à la fragmentation. Pour le rendre à son intégrité, il faut commencer par lui rendre le contrôle de son territoire. Pour nous, cela veut dire rendre inopérants les acteurs non-étatiques qui contrôlent nos rues, nos quartiers, et nos routes nationales. Le reste – principes, intérêts et projets, en compétition ou pas – devra attendre.