Il est 11 du matin. Au 5ème étage du Ministère du Commerce et de l’industrie, le Premier Ministre Ariel Henry procède à l’installation du Haut Conseil de la Transition (HCT) issu de l’ « accord national de consensus » du 21 décembre 2022. C’est du moins ce qui est prévu. Nous connaissant, la cérémonie aura du retard mais faisons tout comme; ce billet, je l’écris à 8h du matin et sa publication sera automatique.
Trois citoyens.nes forment ce Conseil chargé de « favoriser le dialogue national … sur les grands chantiers de la période de transition, notamment en matière de sécurité publique, de Constitution et d’élections, de réformes économiques, de justice et d’État de droit, de sécurité sociale et alimentaire« . Parmi ces trois, une femme, une universitaire, la première sénatrice de l’histoire haïtienne : Mirlande Hyppolite Manigat.
Depuis qu’elle a accepté de rejoindre le HCT, la professeure Manigat fait l’objet d’attaques dont la vilenie n’a d’égale que le peu d’imagination de ses détracteurs. Des gens me contactent en privé pour vérifier des rumeurs allant de la sénilité avancée à un alcoolisme chronique. Au début, je suis sidérée. Quand voulez-vous qu’elle ait développé toutes ces affections ? Elle a dit oui au Dr Ariel Henry et s’est réveillée dans une bouteille ?!? Puis, je me rappelle qu’en Haïti nous ne savons être en désaccord sans être désagréable.
Voilà donc Mirlande Manigat – jusqu’ici encensée par l’opinion publique – subitement caricaturée en vil personnage mû par l’appât du gain. L’ego, encore, passerait mais le gain ? Vraiment ? À son âge ? Dans un rôle de conseiller du chef de facto de l’État ? On a vu mieux comme combine d’enrichissement.
Je serai directe. Je n’ai aucune confiance dans le « Consensus National pour une Transition Inclusive et des Élections Transparentes ». Le peu d’efforts du gouvernement pour lui donner même un vernis d’authenticité (lieux communs, signatures douteuses, présentation désastreuse) n’invite guère à le prendre au sérieux. J’avoue volontiers ne pas comprendre ce que Madame Manigat a été faire dans cette galère. Elle y est toutefois et je lui dois de croire sa décision réfléchie. L’État haïtien a failli. La Constitution de 1987 a failli. La démocratie haitienne a failli. Il nous faut (re)faire les trois. Et, comme presque personne ne semble vouloir s’y dévouer, je la remercie d’essayer.
Après le séisme meurtrier et dévastateur de 2010, elle avait déjà essayé. Elle s’était portée candidate aux présidentielles, arrivant au second tour; la première femme haïtienne à franchir cette étape. D’abord contre le poulain du président d’alors remplacé, courtoise américaine, par le poulain d’une certaine partie de l’oligarchie haïtienne : chanteur misogyne, entrepreneur en faillite, bandit légal de son état. Le choix se porta naturellement sur ce dernier. Sept cent mille haïtiens votèrent Michel Joseph Martelly inaugurant ainsi l’ère PHTK caractérisée par la corruption généralisée (PetroCaribe), l’impunité absolue et la terreur des gangs.
Il devient tentant de se demander ce qu’aurait pu être une présidence Mirlande Manigat. Que ce serait-il passé si la professeure d’université avait été préférée au chanteur de konpa ? Aurions-nous reconstruit le pays ? Les deux milliards de PetroCaribe auraient-ils servi au développement réel du pays ? La prolifération des gangs aurait-elle été maîtrisée ? Nous ne le saurons évidemment jamais. Nous sommes libres toutefois de l’imaginer.
Certes, il y avait dans l’entourage de Mirlande Manigat quelques figures disgracieuses de l’ère PHTK. Youri Latortue, bien sûr, mais également Reynold Georges et André Michel. Pour paraphraser Shakespeare, la politique fait d’étranges compagnons de lit; encore qu’ils se soient ralliés à elle, et non le contraire. Ceci dit, nous sommes loin de la kyrielle de personnages grotesques, affreux, ubuesques, incompétents, dangereux, mauvais, lamentables et malfaisants qui constituaient la suite de Martelly puis de son poulain Moïse après lui. Il est possible d’envisager une Haïti où les chefs de gangs ne rythmeraient pas la vie nationale.
Madame Manigat a consacré sa carrière universitaire au fait constitutionnel.; soit la mise en forme de la politique par le droit. Cela renvoie à des institutions. Cela implique des règles juridiques. Cela suppose un besoin d’ordre. La femme aux abords du pouvoir n’est pas la femme au pouvoir mais les habitudes et les réflexes sont tenaces. Une Présidente Manigat n’aurait pas été la fossoyeuse d’institutions qu’ont été les deux présidents PHTK.
Le HCT – qu’elle préside – doit présenter pour elle un défi intéressant : celui de (re) mettre en forme la politique haïtienne de zéro. Dommage que ce soit avec Ariel Henry qui, de toute façon, n’en fera rien.