#ClimateStrike: entre crise sanitaire et urgence climatique

Les temps sont durs. En l’espace de quelques mois, la COVID-19 est devenue une pandémie qui a profondément dérangé notre confort dans le Nord et désagréablement rappelé les inégalités sociales et économiques qui sévissent au Nord comme au Sud. Ce qui arrive est extrêmement préoccupant, il n’y a aucune cause, non, aucune, qui justifierait qu’on y voie quelque chose de positif. Des gens meurent. Des gens tombent malades. Des gens sont désorientés. Alors qu’on ne s’est peut-être jamais autant inquiétés pour notre santé physique (tout au moins, cette génération), notre santé mentale est plus exposée que jamais. L’économie est en veille. La machine s’est arrêtée, ou presque. On le pensait impossible. On a toujours clamé que ce n’était pas « réaliste ». Pourtant, c’est arrivé. Plusieurs clament que la planète avait besoin d’un « break ». Je ne sais pas si la planète a des « besoins ». Ce qu’on sait c’est qu’elle a des limites, dites fonctionnelles. Et le dépassement de ces limites nous fait encourir des risques énormes, jusqu’à ceux qui menacent notre survie même en tant qu’espèce. Après tout, nous sommes une espèce relativement jeune dans l’histoire de l’évolution : il ne faudrait pas qu’on se prenne la tête. Tôt ou tard, au rythme où nous allions, nous aurions de toute façon connu une crise écologique globale d’ampleur comparable à la COVID-19, sinon plus grave, d’autant qu’elle s’installerait dans la durée.

Si avec la COVID-19, on sait relativement bien à quoi s’attendre, l’inconnu et les incertitudes liés aux impacts négatifs possibles des changements climatiques et de la perturbation de l’ensemble des équilibres naturels semblent encore plus grands. En effet, on a affaire à des « systèmes socio-écologiques » extrêmement complexes en interaction, et la violation des limites naturelles peut très vite déboucher sur des problèmes vicieux (« wicked problems »)  dont l’issue est incertaine. En revanche, si on connait encore mal de quoi sera fait l’avenir de la planète (malgré l’existence de scénarios de plus en plus sophistiqués), la situation actuelle est assez bien connue et des consensus scientifiques existent sur plusieurs points.

Les problèmes environnementaux les plus urgents à l’échelle globale touchent la biosphère, l’hydrosphère et, bien sûr, l’atmosphère. Malheureusement et heureusement, les inquiétudes face au climat et à la détérioration de notre atmosphère tendent à recevoir la plus forte attention médiatique. Des initiatives, sous l’instigation de la très jeune mais non moins inspirante Greta Thunberg (depuis sa grève scolaire pour le climat initiée en aout 2018), se sont multipliées à l’échelle internationale, provenant principalement de la société civile. Cela fait espérer un renouveau dans la prise de conscience globale sur la gravité de la situation, d’autant que la personnification de la lutte à travers la figure de Greta n’est pas forcément une mauvaise chose (encore que ce ne soit rien de nouveau sous le soleil). Je pense en particulier que le biais de la victime identifiable peut ici, pour une fois, être d’un grand secours pour frapper la conscience des gens : en effet, comme l’ont démontré notamment les travaux du psychologue américain Paul Slovic, nous avons tendance à attacher plus d’importance aux causes auxquelles on peut associer un visage connu, identifiable ou jugé proche qu’aux statistiques les plus rigoureuses sur l’urgence d’une situation. Cependant, je vais faire le pari (ma foi en l’humain m’y oblige) d’avancer quelques données et faits sur l’environnement, au lieu de me contenter de montrer un visage.

Ce vendredi 3 avril 2020, alors que près de trois milliards de personnes dans le monde se retrouvent confinés, plusieurs citoyens et citoyennes dans le monde, ayant réalisé que l’urgence climatique ne peut pas attendre, tout en reconnaissant l’importance d’« écouter la science » (pour reprendre la formule de Greta) en respectant les mesures prises par les autorités pour contrer la propagation du virus, se réunissent virtuellement pour manifester pour le climat. Je me retrouve parfaitement dans cette démarche et je crois qu’on a là un vrai problème, d’autant plus inquiétant qu’il échappe à l’instantanéité de la crise actuelle : il s’étale plutôt dans la durée et si on ne fait rien dans les meilleurs délais il risque d’être trop tard quand on voudra, contraint par les circonstances, rebrousser chemin.

Comme l’appel de Greta est à un #ClimateStrikeOnline, je veux bien y participer mais je veux également en profiter pour attirer l’attention non seulement sur le climat mais aussi sur l’état déplorable dans lequel se trouve l’ensemble de notre atmosphère actuellement. Car il n’y a pas que le climat, tout comme il n’y a pas que l’atmosphère dont l’état est préoccupant actuellement. Mais je veux bien me limiter à une présentation sommaire de la situation de notre chère atmosphère pour rester dans l’air du temps (sans jeu de mots).

Commençons par la pollution. C’est une bonne entrée compte tenu de l’actualité, car primo plusieurs études, certes controversées, évoquent une corrélation significative entre la concentration de particules fines (comme proxy de la pollution) et la vitesse de propagation du SARS-CoV-2 (le nom du virus responsable de la COVID-19). Deuxio, la COVID-19, en réduisant l’activité humaine dans les villes, est associée à une baisse frappante de la pollution dans certaines régions (mais qu’on ne se méprenne pas, le spectre des changements climatiques ou même d’un retour aux niveaux de pollution d’avant la COVID-19 reste présent).

La pollution de basse altitude fait référence à la présence, au-delà de ce qui est jugé acceptable, de substances nocives dans l’air que nous respirons. Elle implique un récepteur (l’être humain, en principe) et des symptômes. L’inhalation est le premier mode par lequel le polluant va pénétrer notre organisme, mais l’ingestion de produits contaminés directement ou indirectement (aliments, eau, etc.) est aussi possible. L’apparition de symptômes chez les individus dépend de plusieurs facteurs (concentration de la substance, prédisposition personnelle, exposition, etc.). Les principales substances responsables actuellement de la pollution de basse altitude sont les particules fines, l’ozone au sol (dont l’action ne doit pas être confondue avec celle, bénéfique, de l’ozonosphère), le dioxyde d’azote et le dioxyde de soufre. Les effets de la pollution ne doivent pas être minimisés. L’Organisation mondiale de la santé estime que la pollution de basse altitude (celle de l’air ambiant) cause en moyenne 4.2 millions de morts chaque année (sans compter les morts dus à d’autres formes de pollution de l’air).

Les limites fonctionnelles fixées pour la pollution de basse altitude reposent sur les concentrations de particules fines (qui peuvent affecter nos systèmes respiratoire et cardiovasculaire et résultent de la combustion de carburants fossiles ou autres mécanismes chimiques). Cela a l’avantage de décentrer l’attention sur les effets négatifs de la pollution de l’air sur la santé humaine. En effet, la présence des particules fines dans l’air a un lien avec le bilan énergétique de la planète qui, comme on le verra, est avec le réchauffement de la planète un des principaux indicateurs des changements climatiques.

En somme, la pollution de l’air n’est pas sans lien avec les changements climatiques et nous interpelle par le caractère immédiat de ses effets. Certes, aucun seuil universel de concentration de particules fines à ne pas dépasser n’est actuellement fixé, mais les effets délétères de la pollution de basse altitude n’en sont pas moins réels et certains pays semblent plus affectés que d’autres. Le fait que cela peut affecter notre santé pourrait être un argument assez fort pour qu’on prenne conscience de l’urgence climatique. Car, comme le montre un peu la crise sanitaire actuelle et la mobilisation mondiale extraordinaire pour trouver un remède et un vaccin rapidement, il semble malheureusement que tant que nous ne nous sentons pas directement concerné.e.s, les affaires du cabri ne sont pas celles du mouton.

L’autre limite fonctionnelle liée à l’atmosphère concerne précisément cette couche en haute altitude (au-delà de 10 km) appelée l’ozonosphère, composée à 90% d’ozone (on parle aussi de « couche d’ozone). Dans mon enfance (je suis né au début des années 90), c’était un grand sujet d’inquiétude. À l’école, on parlait souvent du « trou dans la couche d’ozone », une certaine peur régnait. Aujourd’hui, on n’en parle presque plus. Qu’est-ce qui a dû se passer?

D’abord, il faut comprendre que l’ozonosphère nous protège contre une partie du rayonnement solaire, les rayons ultraviolets, qui sont nocifs pour la santé (UVA, UVB, impliqués notamment dans certains cancers de la peau) ou empêcheraient même, dans le cas des UVC, la vie sur terre, sans le rôle de filtre que joue la couche d’ozone. Comment cela marche concrètement? Typiquement, l’énergie contenue dans les rayons ultraviolets du soleil contribue soit à dissocier les molécules d’oxygène (O2) en deux atomes qui vont à leur tour être impliqués dans la formation de l’ozone (O3), soit dans la dissociation des molécules d’ozone. On comprend donc que cela tourne en rond et qu’un certain équilibre s’établit. Et, de façon presque magique, ce mécanisme basique arrive à nous protéger des rayons nocifs du soleil.

L’unité utilisée pour décrire la concentration d’ozone atmosphérique, variable avec l’atmosphère et selon le point où l’on se trouve sur la planète, est l’unité Dobson (DU) qui décrit la quantité totale d’ozone dans une colonne d’air. Les problèmes ont commencé quand on s’est rendu compte à partir des années 80 d’une réduction importante de la couche d’ozone au-dessus de l’Antarctique. L’épaisseur avait été établie à seulement 100 DU au lieu des 300 DU environ trouvés en 1957, lorsque les mesures avaient commencé. Entre-temps il y avait eu l’émission massive de gaz issus des activités humaines, les chlorofluorocarbures (CFC), dont la contribution, entre autres facteurs, à la dissociation de l’ozone atmosphérique n’a été établie que plus tard. Quand on l’a réalisé, les dégâts étaient déjà importants, et on pouvait déjà parler de l’énorme « trou » dans la couche d’ozone au niveau de l’Antarctique.

Aujourd’hui, quand on regarde en arrière, la mobilisation internationale, notamment via le protocole de Montréal de 1987 et universellement ratifié en 2009, en vue de fermer ce trou dans la couche d’ozone a été extraordinaire et montre que quand on veut, on peut. Surtout si on s’y prend tôt. C’est l’une des rares bonnes nouvelles environnementales dont nous pouvons d’ailleurs nous vanter. De fait, d’une part le trou dans la couche d’ozone au niveau de l’Antarctique se referme progressivement (certes, pas seulement parce que nous avons réduit nos émissions de gaz nocifs pour la couche d’ozone). D’autre part, nous restons en-dessous de la limite fonctionnelle planétaire établie pour l’appauvrissement de la couche d’ozone, soit de 5% au maximum en tout lieu par rapport à la référence moyenne de la période 1964-1980. Même si on n’a pas encore retrouvé les niveaux d’avant 1980 et qu’il faut rester vigilant, la nouvelle est tout de même encourageante.

Nous en venons finalement à notre sujet du jour, les changements climatiques. Pour ne pas se perdre, retenons que deux limites fonctionnelles sont généralement identifiées : l’une relative au réchauffement de la planète et l’autre relative au bilan énergétique de la planète. L’effet de serre naturel est un phénomène sans lequel la température moyenne à la surface de la planète serait de -18 °C au lieu des 15 °C actuels. C’est le soleil qui réchauffe la terre. Ce n’est pas sorcier. Cela se fait principalement par l’énergie que contient son rayonnement infrarouge qui, avec les rayons ultraviolets mentionnés plus haut et la lumière visible, composent le rayonnement solaire qui nous parvient. La part de toute cette énergie qui arrive sur terre est captée puis libérée par le sol, les océans. La terre rayonne donc à son tour, principalement dans l’infrarouge. Cette énergie se perdrait dans l’espace sans l’effet de serre et la terre se refroidirait. Ici intervient un ensemble de gaz appelés gaz à effet de serre qui contribue à piéger cette énergie en l’empêchant de quitter atmosphère. C’est un processus parfaitement naturel et bénéfique pour la vie sur terre. Les problèmes commencent quand l’activité humaine s’est mise à accentuer de façon exagérée cet effet de serre.

Aujourd’hui, les principaux gaz à effet de serre sont la vapeur d’eau (60% de l’effet de serre total), le fameux gaz carbonique (35%) et l’ensemble (5% du total) formé du méthane, de l’ozone, de l’oxyde nitreux et même des CFC (de façon marginale) ou d’autres gaz encore. L’activité humaine a considérablement contribué à augmenter la concentration de certains gaz à effet de serre dans l’atmosphère et par ricochet la température de la planète (et le bilan énergétique sur lequel je reviendrai). L’homme libère ainsi du carbone atmosphérique notamment par la combustion de carburants, la production de ciment, la déforestation (les arbres des forêts constituant des sortes de puits de carbone). L’activité humaine a contribué également, par l’élevage industriel (celui des vaches est bien connu) et la production pétrolière à augmenter considérablement la concentration de méthane. Quant à l’oxyde nitreux, c’est surtout la production d’engrais agricoles qui a contribué à son augmentation.

L’analyse de l’évolution des températures montre que la température moyenne de la terre a connu une augmentation de 0,85 °C entre 1800 et 2012. La limite fonctionnelle est généralement définie à partir de la concentration de gaz carbonique dans l’atmosphère. Cette concentration était d’environ 280 parties par million dans l’ère préindustrielle (avant 1750), les chercheurs ont calculé qu’elle ne devrait pas dépasser 350 parties par million si on veut respecter les limites de la planète. Or, mauvaise nouvelle, en 2012 elle était déjà à 392 parties par million! Pourtant, les valeurs calculées en 1959 montrent qu’à cette époque on était encore en-dessous des limites, la situation s’est donc vraiment détériorée dans les dernières décennies et ne cesse de se détériorer.

Aujourd’hui, même si beaucoup de pays se sont fixés un objectif global de garder l’augmentation de la température moyenne de la terre en -dessous de 2 °C notamment par la réduction de leur émission de gaz à effet de serre, la principale inquiétude est qu’on ne franchisse prochainement un point de non-retour compte tenu du rythme auquel cela évolue et de la négligence de plusieurs pays au vu de l’urgence climatique. Si la concentration de gaz carbonique venait à doubler par rapport aux concentrations préindustrielles, on estime que la température globale pourrait augmenter de 1,5 à 4,5 °C. Un tiers de cette augmentation de température serait du à l’effet direct de l’augmentation de la concentration des gaz à effet de serre, le reste à des effets indirects (fonte des glaciers, boucle de rétroaction passant par l’augmentation de la concentration de la vapeur d’eau, etc.).

On a aussi parlé du bilan énergétique. L’augmentation anthropique de la concentration des gaz à effet de serre affecte le bilan énergétique de la terre. Ce bilan renvoie à un équilibre entre énergie captée par la terre et énergie émise. L’effet de serre anthropique, en piégeant encore plus l’énergie infrarouge émise par la terre, réchauffe non seulement la planète mais bouleverse également l’équilibre entre l’énergie solaire qui entre et l’énergie émise par la terre. On parle de forçage radiatif, renvoyant à ce décalage qui se mesure en watts par mètre carré à la surface de la terre. La limite fonctionnelle établie impose de ne pas dépasser un excédent de 1 watt par mètre carré. Les mesures nettes du bilan énergétique font état malgré tout d’un excédent de 2,3 watts par mètre carré, soit beaucoup plus que la limite fonctionnelle indiquant le maximum à ne pas dépasser.  

Tous ces bouleversements, qui ne sont en réalité pas isolés de ceux que subissent la biosphère et l’hydrosphère, montrent l’urgence de la situation actuelle. On vit à crédit. Un crédit qui, à mesure que le temps passe, risque de devenir trop lourd. Nous courrons littéralement vers la faillite planétaire. Cette image doit être efficace, puisque nous ne jurons plus que par l’économie, même en temps de crise sanitaire : la COVID-19 l’a bien démontré. Même si, comme discuté dans ce billet, tout n’est pas noir (qu’on pense à l’ozonosphère, entre autres domaines où l’on garde une marge de manœuvre), cela risque de ne plus avoir d’importance si les excès n’arrêtent pas. Cela montre toute la prégnance de l’urgence climatique.

Comme mentionné dès le début, les problèmes environnementaux ne se résument pas à la question climatique. Certes. Mais la question climatique est indéniablement l’un des défis les plus urgents à relever et reste intimement lié à tous les autres aspects de notre vie actuelle et de « notre avenir à tous » (et à toutes), pour reprendre le nom de ce fameux rapport Brundtland qui en 1987 avait marqué une prise de conscience planétaire de la nécessité d’un changement d’approche. Un changement d’approche, c’est ce qu’il faut, et non d’un « pause sanitaire ». Plus de 30 ans après le rapport Brundtland, les choses ont malheureusement très peu bougé, si on ne compte pas les promesses non honorées et les faux engagements. Il est temps que cela bouge. Vraiment. Et ces débats doivent continuer, voire même s’intensifier pendant et après la COVID-19. Parce que, exactement comme face à cette pandémie qui aurait pu être évitée, on a encore le choix, mais le temps est compté. Si le souhait est qu’on trouve un remède et un vaccin le plus vite possible, on doit lutter pour qu’à ce sentiment d’urgence sanitaire succède celui de l’urgence climatique, autrement plus menaçante. Il s’agit tout simplement de garantir notre avenir à tous et à toutes.

Le vote des électeurs vu par l’économiste

Le contenu de ce billet est le fruit d’une collaboration entre Ginette Tanis Jules et Stevens Azima.

Le vote comme objet d’analyse économique

L’actuelle conception du vote comme principal mécanisme de décision des institutions et du personnel politique n’a pas toujours prévalu. Même la démocratie athénienne reposait plus sur des choix par tirage au sort (s’en remettre aux Dieux) que sur le vote populaire (Jerôme et Jerôme-Speziari, 2010). On ne s’étonnera donc pas qu’il ait fallu attendre le XVIIème siècle, où d’ailleurs le champ de l’économie politique se développe, pour enregistrer les premiers travaux importants d’analyse politique à travers le prisme de l’économie. Mais avec le succès du courant néoclassique dès la deuxième moitié du XXème siècle, l’intérêt des économistes pour les phénomènes politiques s’amenuise au profit d’une économie plus « apolitique » affirmant la supériorité du marché comme mécanisme d’allocation des ressources.

Si les théoriciens de l’économie publique, comme Musgrave (1959), affichent un regain d’intérêt pour le politique, c’est vraiment l’école des Choix Publics (Public Choice), notamment avec les travaux de pionniers comme Downs (1957) ou encore Buchanan et Tullock (1962), que l’analyse économique de pouvoir politique et des élections comme moyen standard pour y accéder dans les sociétés démocratiques se développera formellement. Toutefois, autant du côté des politologues que du côté des économistes, un malaise subsiste parfois quant à la cohabitation des sciences politique et économique dans l’étude du vote. Jerôme et Jerôme-Speziari (2010) proposent de lever ce malaise d’une part, en établissant une distinction claire entre la science politique comme étude du pouvoir et la science économique comme étude de l’allocation des ressources rares (donc également l’étude des choix humains); d’autre part, en reconnaissant que l’étude du vote mobilise les outils d’analyse de ces deux champs (Cheikbossian, 2008).

Deux principales fonctions du vote intéressent l’économiste : son éventuelle capacité à révéler les préférences des électeurs (révélation) ainsi que sa façon d’agréger ces préférences (agrégation) (Largier, 1991). Reconnaitre au vote une fonction de révélation des préférences, c’est assimiler l’élection à un marché compétitif. C’est d’ailleurs l’une des contributions originales de Downs (1957), inspirée des travaux de Hotelling (1929),  qui a établi un parallèle entre le modèle de concurrence spatiale entre vendeurs pour une clientèle et le « marché politique » où les firmes seraient des partis politiques et les consommateurs des électeurs qui échangent leur vote contre le programme politique qu’ils préfèrent dans un territoire donné. On ne s’étonnera donc pas de l’hypothèse d’un électeur rationnel qui s’ensuit. Toutefois, très vite apparaissent des problèmes et des spécificités du marché politique qui peuvent miner l’efficacité du processus électoral à révéler les préférences des individus : le « paradoxe du vote » et l’abstention (Olson, 1965), l’accès limité à l’information, l’existence de votes stratégiques, etc.

Quant à la fonction d’agrégation du vote, la littérature qui en  traite s’est développée principalement, après les contributions de Borda (1781) et du marquis de Condorcet (1785) sur les contradictions d’un système de vote à la majorité simple, autour de Arrow (1951) et de son théorème d’impossibilité établissant l’inexistence de systèmes de votes démocratiques permettant d’agréger de façon cohérente les préférences individuelles. Notons toutefois que dans le cas de préférences unimodales, du genre gauche-droite, le théorème d’Arrow ne s’applique pas. Mais dans la réalité, les préférences des électeurs sont souvent plus complexes. Il existe d’autres façons tout aussi problématiques de lever l’impossibilité du théorème. Même si les enjeux de l’agrégation, ne sont pas étrangers à l’étude du comportement des électeurs, on choisit de ne pas les aborder dans cette revue pour se concentrer sur les modèles formels de l’électeur utilisés en économie de la démocratie et la façon dont ils permettent d’approcher la question de la révélation des préférences. Nous avons organisé les résultats autour du modèle de l’électeur rationnel de Downs (1957), du théorème de l’électeur-médian (Black, 1948; Downs, 1957) et du vote économique avec les récents modèles de prédiction utilisant des fonctions de vote-popularité (VP).

Différents modèles d’électeurs pour un même paradigme

  • L’électeur-rationnel et l’ignorance rationnelle de Downs

Il s’agit de modéliser le comportement de l’électeur à l’image des agents économiques sur un marché de concurrence pure et parfaite. Ce cadre d’analyse a été développé par Downs (1957) et sert depuis lors de référence pour les prolongements et amendements au modèle de l’électeur rationnel. On présente ci-après les hypothèses qui définissent le comportement de l’électeur uniquement, vu qu’on ne s’intéresse pas ici à celui des candidats ou des partis politiques.

  • La rationalité économique des électeurs les conduit à maximiser leur utilité. Notamment, ils cherchent à maximiser les bénéfices qu’ils tirent des biens collectifs fournis par l’Etat.
  • Il y atomicité de l’électorat : aucun électeur ne peut influencer à lui seul les résultats. Les électeurs s’intéressent quand même aux élections pour éviter un effondrement de la démocratie. En outre, il n’y a pas de vote stratégique dans ce modèle : tous les votes sont sincères.
  • Les électeurs peuvent se déplacer d’un parti politique à un autre
  • L’information dont dispose l’électeur n’est pas parfaite et la recherche de l’information est couteuse en temps et en argent. Les électeurs vont donc choisir quelles informations rechercher et éventuellement renoncer à les rechercher si certaines conditions ne sont pas réunies. C’est le concept de l’ignorance rationnelle.

Dès lors, la décision de voter ou de s’en abstenir est fonction du signe de l’utilité que l’électeur tire de l’acte de  voter. L’électeur considère la différence entre le bénéfice que lui rapporterait la politique de chaque parti (par exemple le parti au pouvoir versus l’opposition), soit B, ainsi que le coût de l’acte de voter (par exemple, le coût de la recherche d’information, le temps), soit C. Si U=B-C est positif, il peut raisonnablement aller voter, sinon ce n’est pas raisonnable. Downs affine toutefois ce modèle en considérant que l’impact du vote de l’électeur est finalement fonction du nombre d’électeurs et de leurs choix de vote (donc la probabilité que son vote soit décisif). Cela devient alors la « règle de Downs ». Et l’introduction, due à Riker et Ordeshook (1968), d’une variable de nature plus psychologique permet finalement de résoudre les problèmes que pose le paradoxe du vote et de rendre les individus qui votent (malgré tout) « rationnels ». Beaucoup de travaux ultérieurs consisteront en fait à apporter des amendements à la règle de Downs. Ainsi le modèle de Riker et Ordeshook (1968) lui-même est prolongé par des travaux analysant le vote comme un acte expressif qui permet à l’électeur de signaler sa préférence pour un candidat plutôt qu’un autre (Brennan et Buchanan, 1984; Brennan et Lomasky, 1997).

Reprenant toujours l’idée d’un électeur rationnel, certains modèles se démarquent toutefois de façon particulièrement originale de l’électeur downsien. C’est le cas notamment du modèle dû à Ferejohn et Fiorina (1974), de l’électeur qui minimise son regret maximal (minimax) par son choix final (voter ce candidat ou un autre ou s’abstenir). L’enjeu pour cet électeur est de faire le choix qui minimisera son regret parmi tous les choix qui maximiseraient son regret. Ce critère minimax expliquerait une participation des électeurs plus forte que la participation électorale du modèle downsien, car les gens iraient voter « quand même » pour éviter le regret de ne pas avoir participé alors que leur choix de vote aurait été gagnant. Le modèle minimax possède une variante, introduite par Grofman et Scarrow (1979), recourant à des stratégies mixtes (donc pondérées). D’autres modèles de vote partent de l’existence d’interactions comme dans un « jeu »: l’électeur adopte alors  la stratégie optimale compte tenu de celle des autres électeurs sur laquelle il a une information incomplète (Ledyard, 1984) ou complète (Palfrey et Rosenthal, 1985).

  • Modèle de l’électeur médian

Le modèle dit de l’électeur-médian est l’un des résultats les plus importants de l’analyse économique du vote. Sa paternité est couramment attribuée à Downs (1957) alors qu’on peut le faire remonter jusqu’à Black (1948) ou même à Hotelling (1929) avec le rôle prépondérant de son « acheteur-médian ». L’opinion politique de chaque citoyen est alors représentée par un point situé sur une droite « gauche-droite » ou encore « libéral-conservateur ». Il existe une version faible du théorème qui avance que c’est le candidat le plus proche de l’électeur-médian qui remportera l’élection si les citoyens votent pour le candidat le plus proche de leur position politique. Dans la version forte, les candidats, sachant cela, formulent leurs programmes politiques de façon à les rapprocher de la position de l’électeur-médian.

Aussi fondamental que soit ce résultat d’un point de vue théorique, il a fait l’objet de nombreux tests empiriques et de critiques sur lesquelles on revient dans la section suivante. Par ailleurs, il repose sur des hypothèses de base plus ou moins restrictives comme l’unimodalité des préférences des électeurs et la symétrie de la distribution des positions politiques. De plus, les conditions de la compétition politique sont telles qu’on parle parfois de « démocratie pure » à l’instar de la concurrence pure et parfaite sur les marchés en économie (Bowen, 1943), ce qui semble être un idéal. Le résultat a pu être étendu à un système de préférences comprenant plusieurs axes (par exemple, pour des enjeux d’ordre social) au lieu d’un seul axe « gauche-droite ». Outre les nombreux prolongements qu’a connus ce modèle de l’électeur-médian, synthétisés dans la revue de littérature de Osborne (1995), une voie s’en démarque sensiblement en supposant que les partis politiques ou les candidats peuvent eux-mêmes avoir leurs propres préférences qu’on peut localiser pareillement sur un axe « gauche-droite » parce qu’ils représenteraient en réalité des groupes d’intérêt (D. A. Wittman, 1973; D. Wittman, 1983; Roemer, 2009).

  • Vote économique

Un autre courant de la littérature cherche à expliquer, voire même prédire, le comportement des électeurs par les conditions économiques. L’idée est simple : les électeurs utiliseraient le vote pour sanctionner ou récompenser le gouvernement en place, compte tenu de la performance de ses politiques économiques, notamment compte tenu des conditions macroéconomiques (taux de chômage, taux d’inflation, revenu par tête, etc.). Ces travaux consistent en des modèles de régression endogénéisant le comportement des électeurs expliqué par la performance économique du gouvernement mais également d’autres variables. Parmi les premiers travaux économétriques, on peut citer ceux de Kramer (1971), Tufte Edward (1978), Fair (1978) et plus près de nous les travaux d’auteurs comme Lewis-Beck et Stegmaier (2000) aux États-Unis comme ailleurs. Ils s’inspirent de travaux plus théoriques comme ceux de Downs (1957) ou de Key (1966) présentant un électeur rationnel capable de voter intelligemment pour éventuellement sanctionner le pouvoir en place.

A l’origine, il s’agissait de fonction de popularité capturant la façon dont les conditions macroéconomiques affectent la satisfaction des citoyens. Mais la variable satisfaction (ou popularité) a fait place au vote comme variable dépendante permettant dès lors d’expliquer le soutien électoral directement. D’autres variables indépendantes autres que les conditions macroéconomiques ont dû être intégrées au modèle pour une meilleure spécification. Mais un tournant a été enregistré lorsqu’on a commencé à utiliser les fonctions de vote, non plus seulement pour expliquer le soutien électoral passé, mais pour en prédire le sens bien avant les élections. Certains remaniements d’ordre théorique ont dû être effectués, mais globalement le cadre théorique reste le même. Ce modèle semble connaitre du succès et une attention croissante, il serait même en concurrence avec les sondages pré-électoraux en matière de prédiction de l’issue des élections.

Certains points de consensus se dégageraient de cette littérature, selon la synthèse réalisée par Lewis-Beck et Paldam (2000). Citons principalement les points relatifs aux comportements des électeurs :

  • Le vote économique expliquerait environ 1/3 du vote. Donc le vote économique est bien réel.
  • Certaines (très peu de) variables macroéconomiques sont déterminantes : ce sont principalement le chômage/la croissance et l’inflation.
  • Les électeurs sont myopes, ils considèrent de courts intervalles de temps.
  • Le vote des électeurs est surtout rétrospectif, mais ils réagissent aussi aux événements futurs (vote prospectif). Une controverse subsiste toutefois dans la littérature.
  • Les électeurs votent plus souvent en fonction de la situation économique globale (vote sociotropique) qu’en fonction de leur situation personnelle (vote égotropique).
  • Les électeurs réagiraient plus fortement aux changements négatifs qu’aux changements positifs.

La littérature sur le vote économique apparait donc comme une littérature en plein développement.

Tests empiriques et avenues de recherche

Les contributions originales de la thèse de Downs (1957) ont reçu un accueil froid, du moins au début, tant du côté des économistes, alors occupés par le programme de recherche tracé par Alfred Marshall dans ses Principles of economics que du côté des politologues, encore hostiles à « l’intrusion » de la méthode économique en sciences politiques. Mais aujourd’hui, l’œuvre de Downs est un incontournable de l’analyse économique du vote. Le modèle de Downs (1957) n’en a pas moins fait l’objet de critiques, tant par les auteurs qui s’en sont inspirés tout en proposant des amendements que par ses détracteurs. Une critique fréquente s’attaque à l’idée même d’un comportement strictement rationnel de l’électeur ou au faible pouvoir explicatif du modèle de l’électeur rationnel par rapport au paradoxe du vote (Popkin, 1994; Lupia et McCubbins, 1998). Ces modèles ont l’avantage de se prêter à des tests empiriques et de nombreux travaux ont essayé de tester leur validité. Pour le modèle de l’électeur-médian, plusieurs textes montrent sa validité empirique ou sa robustesse (Kramer, 1978; Holcombe, 1980),  tandis que d’autres estiment que les résultats des études empiriques ne sont pas concluantes (Romer et Rosenthal, 1979). Les développements récents de la littérature semblent indiquer que le vote économique, les votes en interaction continueront de faire l’objet de développements importants en même temps que le classique paradoxe du vote continuera de faire couler de l’encre.

En bonus: une bibliographie commentée

  1. Arrow, K. J. (1951). Social choice and individual values (Vol. 12): Yale university press.

Cet ouvrage présente  le « théorème d’impossibilité d’Arrow» qui est fondé sur la théorie du choix social en économie et en sciences politiques. Il analyse le problème du choix social (le choix collectif) dans les démocraties, le choix des individus dans la pratique qui est régi par les mécanismes de marché dans leur décision économique ainsi que par leur vote dans leur décision politique.

  1. Black, D. (1948). On the rationale of group decision-making. Journal of political economy, 56(1), 23-34.

Cet article introduit la logique de la prise de décision collective dans une démocratie. Tout en se basant sur la théorie du choix social, il a mis l’emphase sur la position de l’électeur médian, et le choix collectif est expliqué par ce dernier. On y retrouve donc la thèse de l’électeur-médian bien  avant Downs, mais le papier à l’époque avait passé inaperçu.

  1. Bowen, H. R. (1943). The interpretation of voting in the allocation of economic resources. The Quarterly Journal of Economics, 58(1), 27-48.

Cet article explique en fait l’interprétation des votes par rapport à l’allocation des ressources. L’auteur fait ressortir le coté rationnel des électeurs à travers leur choix. L’article est souvent cité pour le cadre de référence qu’il fournit en matière de compétition électorale.

  1. Brennan, G.et Buchanan, J. (1984). Voter choice: Evaluating political alternatives. American Behavioral Scientist, 28(2), 185-201.

Le modèle de l’agent économique rationnel ne peut être transposé entièrement à la sphère politique pour décrire le comportement des électeurs. L’hypothèse de rationnalité devient problématique pour des électeurs votant dans un système de vote majoritaire. L’article constitue une critique frontale à un des fondements mêmes des modèles de l’électeur du Pubic Choice: la rationnalité des agents.

  1. Brennan, G.et Lomasky, L. (1997). Democracy and decision: The pure theory of electoral preference : Cambridge University Press.

Le livre se veut une critique du Public choice. Les auteurs, qui y avaient pourtant contribué, reprochent au Public choice d’importer tel quel le modèle de l’homo oeconomicus  pour expliquer le comportement électoral alors que selon eux le comporterment des électeurs est fondamentalement différent. Principalement en raison de la faible probabilité que le vote d’un électeur soit décisif. Les auteurs introduisent une conséquence encore peu étudiée de cette inutilité apparente du vote de l’électeur: le fait qu’il ait la possibilité de voter contre ses propres intérêts vu que de toute façon son vote à lui seul n’aura pas d’impact. Les auteurs analysent les conséquences d’une telle possibilité et les situations où elle pourrait se présenter. Au final, le vote peut se révéler un moyen d’exprimer quelque chose (vote expressif) autant qu’un moyen d’influencer la situation et d’avoir de l’impact.

  1. Buchanan, J. M.et Tullock, G. (1962). The calculus of consent (Vol. 3): University of Michigan Press Ann Arbor.

Cet ouvrage est considéré comme un classique du Public choice. Il présente cette théorie et ses fondements. Toutefois, le modèle présenté conduit à certaines conclusions légèrement différentes de ce qui était jusqu’alors reconnu. Deux développements à signaler sont la démonstration que tout système de vote a ses inconvénients et que le vote peut être assimilé à un marché de transactions où les agents échangent leurs votes en échange de promesses.

  1. Cheikbossian, G. (2008). La nouvelle économie politique: une introduction. Idées économiques et sociales(1), 6-9.

Ce court article aborde la question de l’influence du politique sur l’économique.

  1. de Borda, J. C. (1781). Mémoire sur les élections au scrutin.

Dans ce texte, Borda pointe les limites du système de vote majoritaire et propose ce qui sera appelé la méthode de Borda, qui est essentiellement un système de vote pondéré.

  1. Downs, A. (1957). An economic theory of political action in a democracy. Journal of political economy, 65(2), 135-150.

C’est l’une des oeuvres centrales en analyse économique du vote. Elle correspond en réalité à la thèse de Downs que celui-ci a finalement publié. Beaucoup d’idées originales, qui se prêtent d’ailleurs à des tests, sont avancées. Ici nous signalerons seulement ces contributions: sa formulation du paradoxe du vote (les gens vont voter alors qu’ils gagneraient à se comporter en passager clandestin), l’ignorance rationnelle et l’électeur rationnel, la règle de Downs, le théorème de l’électeur-médian.

  1. Fair, R. C. (1978). The effect of economic events on votes for president. The Review of Economics and Statistics, 159-173.

Cet article figure parmi les premiers travaux économétriques sur le vote économique. A partir des élections annoncées, l’auteur montre qu’une seule variable macroéconomique s’est révélée signficative, le taux de croissance du PNB/habitant.

  1. Ferejohn, J. A.et Fiorina, M. P. (1974). The paradox of not voting: A decision theoretic analysis. American political science review, 68(2), 525-536.

Dans cet article, les auteurs introduisent dans l’analyse du comportement des électeurs le critère de minimisation des regrets maximaux (ou « pertes » maximales. pour reprendre la terminologie des auteurs) .

  1. Grofman, B.et Scarrow, H. (1979). Iannucci and its aftermath: the application of the Banzhaf index to weighted voting in the State of New York Applied Game Theory (pp. 168-183): Springer.

Article original introduisant la possibilité de stratégies de votes mixtes.

  1. Holcombe, R. G. (1980). An empirical test of the median voter model. Economic Inquiry, 18(2), 260-274.

Ce papier conclut à la validité empirique du modèle de l’électeur pour expliquer les dépenses publiques en éducation dans le Michigan. Les dépenses enregistrées s’avèrent très proches de l’équilibre bownien.

  1. Hotelling, H. (1929). Stability in Competition. The Economic Journal, 39(153), 41-57.

Ce texte fondateur de l’école du Public choice selon certains, développe un modèle de concurrence entre firmes dans l’espace dans une situation de concurrence pure. On y retrouve également une version économique de l’électeur-médian en la personne de l’acheteur-médian de Hotelling.

  1. Jerôme, B.et Jerôme-Speziari, V. (2010). Analyse économique des élections. Paris: Economica.

Manuel sur l’analyse économique des élections. Il aborde l’histoire de ce champ d’études, la littérature sur le cycle économique électoral (notamment le modèle de Nordhaus non abordé dans notre revue), du vote économique et enfin mobilise la connotation étymologique du mot « élection » au sens de « séduire » pour discuter des enjeux et de l’intérêt d’un marketing politique à même de séduire les électeurs.

  1. Key, V. O. (1966). The responsible electorate : Belknap Press of Harvard University Press.

Le livre rejette l’idée d’un électeur naïf et lui oppose un électeur intelligent, responsable, capable de prendre de bonnnes décisions et de sanctionner le pouvoir.

  1. Kramer, G. H. (1971). Short-term fluctuations in US voting behavior, 1896–1964. American political science review, 65(1), 131-143.

Il s’agit de l’un premiers travaux économétriques sur le vote économique.

  1. Kramer, G. H. (1978). Robustness of the median voter result. Journal of Economic Theory, 19(2), 565-567.

L’article, en réponse à un article très sévère à l’encontre du théorème de l’électeur médian, établit mathématiquement la robustesse de ce résultat théorique.

  1. Largier, F. (1991). Analyse économique de la politique (1re éd ed.). Paris: Éditions Cujas.

Il s’agit d’un manuel sur l’analyse économique de la politique. Il discute dans un premier temps de la façon dont les économistes endogénéisent le comportement des agents, dont les électeurs. Quant à la deuxième partie, elle traite du comportement de l’Etat.

  1. Ledyard, J. O. (1984). The pure theory of large two-candidate elections. Public choice, 44(1), 7-41.

Dans cet article pionnier, Ledyard utilise la théorie des jeux pour analyser le comportement électoral.

  1. Lewis-Beck, M. S.et Paldam, M. (2000). Economic voting: an introduction. Electoral studies, 19(2-3), 113-121.

Cet article réalise une synthèse de littérature sur le vote économique en identifiant les consensus et les points de controverse.

  1. Lewis-Beck, M. S.et Stegmaier, M. (2000). Economic determinants of electoral outcomes. Annual Review of Political Science, 3(1), 183-219.

Les auteurs analysent des contributions, pour différents pays, confirmant le fort pouvoir explicatif du modèle de vote économique.

  1. Lupia, A.et McCubbins, M. D. (1998). The democratic dilemma: Can citizens learn what they need to know? : Cambridge University Press.

Les auteurs, à la suite Popkin, montrent que les agents n’ont pas  nécessairement besoin d’avoir accès à toute l’information pour se comporter de façon rationnelle. En fait, en général, les agents en savent très peu. Pourtant, à l’image d’un chauffeur à une intersection qui, pour prendre une bonne décesion,  n’a pas besoin d’avoir toute l’information sur les autres voitures pourvu qu’il existe un signal crédible (les feux de signalisation, par exemple), l’électeur peut se passer de toute l’information qui aurait été nécessaire pour faire un choix éclairé dans la mesure où un « porte-parole » (ou un signal, comme celui des médias) crédible est accessible dans l’espace politique.

  1. Marquis de Condorcet, M. J. A. (1785). Essai sur l’application de l’analyse a la probabilite des decisions: rendues a la pluralite de voix : De l’Imprimerie royale.

Condorcet présente dans cet essai son fameux paradoxe qui montre qu’en présence de trois options entre lesquelles choisir, une règle de vote à la majorité simple peut conduire à une absurdité (plus précisément, la violation de la règle logique de la transitivité des préférences de l’électeur).

  1. Musgrave, R. A. (1959). Theory of public finance; a study in public economy.

Cette oeuvre majeure est la première à opérer une classification aussi claire des fonctions économques de l’Etat (allocation, stabilisation, redistribution) et des éventuelles justifications à son intervention sur les marchés.

  1. Olson, M. (1965). Logic of collective action: Public goods and the theory of groups (Harvard economic studies. v. 124) : Harvard University Press.

Ce classique analyse les déterminants de l’action collective et les facteurs qui l’empêchent. Notamment, en toute situation où l’action collective est requise pour la production d’un bien collectif, le comportement de passager clandestin risque d’être de plus en plus prégnant à mesure que la taille du groupe augmente, au point de paralyser l’action collective, à moins que d’autres incitatifs soient mis en place pour empêcher que cela arrive. Ce texte jette un éclairage sur le vote, dans la mesure où le vote consiste à un mécanisme de décision pour la production d’un bien public impliquant un grand nombre d’électeurs.

  1. Osborne, M. J. (1995). Spatial models of political competition under plurality rule: A survey of some explanations of the number of candidates and the positions they take. Canadian Journal of economics, 261-301.

Cet article consiste en une revue des travaux s’inscrivant dans le prolongement du modèle de compétition politique de Downs.[n’a pas pu être consulté à partir de la bibliothèque de l’Université Laval]

  1. Palfrey, T. R.et Rosenthal, H. (1985). Voter participation and strategic uncertainty. American political science review, 79(1), 62-78.

Cet article après avoir procédé à un état des lieux sur les conséquences de l’incertitude en matière de stratégies de vote dans une situation où les acteurs doivent tenir compte du choix des autres acteurs. La contribution principale de l’article est une simplification du jeu avec information incomplète imaginée Ledyard.

  1. Popkin, S. L. (1994). The reasoning voter: Communication and persuasion in presidential campaigns : University of Chicago Press.

Ce travail de Popkin montre comment les électeurs arrivent  à utiliser efficacement, de manière rationnelle, le peu d’informations dont ils disposent. Son travail s’inscrit dans la lignée de l’électeur-rationnel de Downs.

  1. Riker, W. H.et Ordeshook, P. C. (1968). A Theory of the Calculus of Voting. American political science review, 62(1), 25-42.

Cet article de référence est un prolongement original du modèle de Downs. En introduisant une variable +D d’ordre psychologique et en réinterprétant les composantes de la règle de Downs, il tente de sortir de l’explication downsienne de l’acte de voter comme un acte irrationnel, explication qui conduit au paradoxe du vote.

  1. Roemer, J. E. (2009). Political competition: Theory and applications : Harvard University Press.

L’originalité de cette synthèse est la prise en compte et l’enrichissement du modèle de Wittman sur le comportement des partis politiques, qui se distingue sensiblement de celui que leur prête le modèle de Downs.

  1. Romer, T.et Rosenthal, H. (1979). The elusive median voter. Journal of Public Economics, 12(2), 143-170.

Dans cet article, les auteurs aboutissent à des conclusions nuancées sinon peu concluantes après examen des travaux empiriques ayant cherché à tester le modèle bownien de l’électeur-médian qui prédit que le niveau de dépenses publiques va s’aligner avec les préférences de l’électeur médian. Les auteurs montrent que ces études ne permettent pas de conclure si le niveau de dépenses correspond ou non à l’équilibre bownien.

  1. Tufte Edward, R. (1978). Political Control of the Economy : Princeton University Press.

Cet article est l’un des premiers travaux économétriques en vote économique. L’auteur utilise un modèle linéaire où la part du parti sortant/au pouvoir dans le vote total est fonction de la différence entre sa performance passée et sa performance « future » (anticipée par les électeurs).

  1. Wittman, D. (1983). Candidate motivation: A synthesis of alternative theories. American political science review, 77(1), 142-157.

Dans cet article, Wittman poursuit le développement de son modèle de 1973 présentant les candidats comme des agents ayant leur propre agenda ou leurs propres préférences politiques en plus du désir d’accéder au pouvoir. Il montre comment son modèle se distingue du modèle downsien et défend la validité empirique de son modèle en considérant des travaux empiriques.

  1. Wittman, D. A. (1973). Parties as utility maximizers. American political science review, 67(2), 490-498.

Dans cet article, Wittman introduit un modèle de partis politiques qui ont leurs propres préférences et optent pour les politiques qui maximisent leur utilité. Cette contribution est intéressante, d’autant qu’elle s’écarte sensiblement du modèle downsien en introduisant des partis politiques qui ne sont pas seulement interessés par le pouvoir et ses attributs mais aussi par les préférences politiques des groupes d’intérêts qu’ils représentent.

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[Lecture libre] Pour sortir de l’économisme: l’encastrement social

Pour P.C. qui veut nous sauver des économistes!

Cusin François et Daniel Benamouzig, Économie et sociologie, PUF, Paris, 2004, pp. 175 à 243.

Le marché occupe une place centrale dans l’analyse économique. Mais la sociologie a aussi investi ce champ pour montrer les limites de l’approche économique qui tend à déconnecter le marché de toute réalité autre qu’économique. Aujourd’hui, le concept d’encastrement social des marchés est devenu un thème structurant du programme de recherche de la sociologie économique et oppose au marché de la théorie économique un marché indissociable de des structures sociales, des institutions ou des faits culturels qui encadrent, orientent, déterminent l’échange marchand.

Dire que les marchés sont encastrés socialement, c’est reconnaitre qu’ils ne peuvent pas être pensés sans prendre en compte les facteurs sociaux qui déterminent son fonctionnement. Si le concept d’encastrement social des marchés a été étudié dans sa dimension structurale depuis le renouveau de la sociologie économique vers les années 70, les dimensions culturelle et institutionnelle de l’encastrement des marchés suscitent de plus en plus en d’intérêt dans la littérature. L’encastrement institutionnel des marchés renvoie aux institutions qui déterminent l’acte marchand : les comportements traditionnels, les modèles de consommation, les valeurs et les normes, la monnaie et le droit. Dans la suite, le rôle plus ou moins controversé du droit dans le fonctionnement des marchés est discuté puis l’encastrement social des marchés est abordé dans son ensemble avec une emphase sur sa dimension structurale.

Economie et droit

Durkheim reconnaissait déjà un rôle essentiel au droit dans le fonctionnement de l’économie et la coordination des échanges marchands. Pour lui, le contrat marchand présuppose un ordre social qui le rend possible. Ainsi, le droit, qu’on peut considérer comme un des éléments non contractuels du contrat, apparait comme un support du marché en fixant des conventions orientant la conception des contrats. De plus, il contribue à garantir le respect des termes contractuels. On dit que le droit organise la coopération horizontale entre les individus. La nécessité du droit apparait aussi quand on considère que l’échange marchand est un transfert de droit de propriété entre des agents économiques. Or la définition et la protection du droit de propriété tiennent beaucoup de la législation des pays. Le droit peut aussi favoriser la concurrence sur les marchés (droit de la concurrence, lois anti-trust aux États-Unis, etc.).

Il convient toutefois de soulever quelques réserves sur le rôle effectif du droit. En effet, à première vue, marché et droit peuvent paraître antinomiques. Mais cette antinomie apparente n’empêche pas une coexistence nécessaire. Pour reprendre la formule de Dominique Terré, marché et droit apparaissent comme deux « rivaux inséparables ». Cette rivalité peut être problématique dans les cas d’usage abusif de la réglementation par les autorités au risque de paralyser le marché au lieu de participer à son autorégulation. C’est sans doute dans cet esprit qu’Hayek prônait le recours à un droit éprouvé historiquement plutôt qu’au droit fondé sur un effort délibéré de réguler les marchés. Un tel effort aurait plus de chances de se solder par des échecs tout en entravant les pratiques existantes sur les marchés. Quoi qu’il en soit, l’existence d’usages pernicieux du droit sur les marchés n’enlève pas le caractère essentiel du droit en général pour qu’un marché existe et fonctionne.

Economie et culture

D’autres institutions interviennent aussi dans le fonctionnement du marché. C’est le cas par exemple de la morale qui joue encore un rôle déterminant dans les sociétés modernes. La monnaie peut être vue également comme une institution sociale dans laquelle les marchés sont encastrés. En effet, Simmel souligne comment la monnaie fait intervenir des notions comme la confiance, sans laquelle elle ne vaudrait rien. Elle mobilise aussi des représentations individuelles et culturelles variées.

De plus en plus d’études soulignent le rôle de la culture comme système de régulation des activités et des relations sociales, d’où la dimension culturelle de l’encastrement social des marchés. La prise en compte de la culture fait intervenir d’une part les représentations sociales qui lui sont associées et d’autre part, la pose comme un déterminant d’une rationalité axiologique des agents économiques. L’étude de Halbwachs sur l’impact des représentations des ouvriers de la relation entre le prix et la qualité d’un produit dans leurs choix de consommation (atypiques, compte tenu de leurs revenus) montre bien l’importance des représentations sociales. La recherche de la visibilité sociale par l’acte d’achat traduit aussi une influence des représentations sociales sur les marchés, les messages alors associés aux objets de consommation variant avec les cultures.

La nécessité de prendre en compte l’aspect axiologique du fait culturel dans l’explication des échanges marchands est bien illustrée par l’exemple du développement tardif d’un marché de l’assurance-vie aux États-Unis, étudié par Viviana Zeliezer. En effet, la mise en en place d’une assurance-vie aux États-Unis n’a pas été possible pendant un certain, notamment parce qu’elle heurtait les sensibilités religieuses des individus quant à une valeur sacrée et non marchande de la vie. Le développement de ce marché a pu aboutir bien plus tard non seulement à cause du besoin croissant de s’assurer individuellement à mesure que les systèmes d’entraide de familles de plus en plus éclatées disparaissaient, mais aussi en raison d’un changement de rapport des gens avec le temps, la mort et le risque.

Economie et réseaux sociaux

La dimension structurale de l’encastrement social des marchés est la plus étudiée jusqu’ici. Le concept d’encastrement lui-même ne s’est imposé dans la sociologie économique qu’avec les travaux de Granovetter qui l’a emprunté à Polanyi. Mais contrairement à Polanyi qui avait avancé que l’économie des sociétés modernes n’était plus encastrée dans le social, Granovetter soutient qu’il est encore pertinent de parler d’encastrement social des marchés modernes dans la mesure où, dans la réalité, les agents économiques sont toujours en situation d’interdépendance. Les interactions peuvent alors s’inscrire dans le cadre de relations personnelles ou même de réseaux sociaux structurés. L’idée que le fonctionnement du marché suppose l’existence de structures composées de réseaux d’acteurs avait déjà été avancée par Harrison White. Ce dernier soutenait d’ailleurs que la théorie n’étudiait que l’échange pur et non pas le fonctionnement de marchés concrets.

L’un des principaux apports de Granovetter est d’avoir montré par des études empiriques, notamment sur le marché du travail, le rôle décisif des structures sociales dans la coordination des activités économiques.  Dans une étude empirique, il montre que de nombreux cadres qui travaillaient dans la région de Boston n’avaient pas eu à chercher pour obtenir leur emploi, grâce aux réseaux informels qui les ont aidés à obtenir leur poste de façon plus directe. D’autres études ont par la suite confirmé l’importance de ce phénomène et le rôle déterminant de ces réseaux dans la recherche d’emploi.

Une étude économétrique de Kamanzi en 2006 sur l’accès à l’emploi de plus de 10 000  diplômés post-gradués au Canada confirme l’importance des réseaux sociaux sur le marché du travail dans un pays comme le Canada. L’étude relève, en particulier, que les chances d’obtenir un emploi permanent et bien rémunéré augmentent avec ce que Gravenotter appelle la force des liens faibles, c’est-à-dire les réseaux de contacts autres que la famille ou les amis (dans l’étude, ce sont : les anciens employeurs du diplômé, ses amis sur les réseaux sociaux virtuels, etc.). L’accès à l’emploi dépendrait donc surtout de l’inscription des individus dans des réseaux de connaissance divers pouvant augmenter leurs chances d’obtenir de nouvelles informations.

L’analyse de Ronald Bart a l’originalité d’aborder un aspect des structures sociales dans lesquelles les marchés sont encastrés qui est peu étudié chez Granovetter : le pouvoir. Bart prend en compte l’effet des structures (hiérarchiques ou non) des réseaux sociaux sur les comportements économiques. Granovetter a lui aussi apporté une contribution importante sur la question du pouvoir dans les réseaux en montrant que les relations de pouvoir entre les groupes d’affaire (d’envergure internationale) et la politique favorisaient une meilleure efficacité économique de ces groupes.

La notion d’encastrement social apparaît finalement comme un concept fructueux et appelé à être enrichi (encastrement culturel, institutionnel) dans les prochaines années. Ce concept a même pu être mobilisé pour analyser un marché aussi typique que le marché financier, ce qui souligne sa pertinence. Mais, malheureusement, les économistes tardent encore à exploiter ces concepts qui, loin de rejeter en bloc l’analyse économique comme première approximation, viennent la compléter.

[Lecture libre] Les sociologues nous sauveront-ils des économistes?

Je vous propose une suite au billet de Patricia Camilien sur l’économique et les dangers de l’économisme. Il s’agit en fait d’une synthèse de lecture, libre et légèrement adaptée au format « blogue ». Elle se base sur les premiers chapitres du livre de Steiner Philippe: La sociologie économique. L’auteur y montre comment la sociologie économique a tenté de sauver la « science économique » de ses économistes.

Steiner Philippe, La sociologie économique, La Découverte, Paris, 1999,  pp.3 à 44.

La sociologie économique mobilise les concepts d’action et d’institution pour montrer les limites de la vision individualiste et intéressée de l’agent économique (homo œconomicus) suggérée par la théorie économique standard, sans la rejeter en bloc. Dans sa première vague à la fin du XIXème siècle et au début du XXème siècle, elle montre que le comportement économique rationnel n’est qu’une forme d’action parmi d’autres et serait même un construit social récent. Les comportements économiques des individus apparaissent déterminés par des institutions (représentations sociales s’imposant aux individus). La nouvelle sociologie économique qui émerge plus tard à partir de la deuxième moitié du XXème siècle, reconnait également l’intérêt de l’analyse économique, mais souligne l’insuffisance de cette approche. L’activité économique étant encastrée dans le social, son étude ne saurait être complète sans prendre en compte le cadre institutionnel et relationnel dans lequel elle s’inscrit.

Au commencement était un programme de recherche

Les débuts de la sociologie économique  sont à rapprocher des débuts de la théorie économique dans sa version moderne. Alors que celle-ci peine à imposer sa vision marginaliste d’un agent économique maximisateur et théoriquement déconnecté du social (homo œconomicus), les premières études de sociologie économique (dont plusieurs conduites par des économistes de l’école marginaliste) mettent l’accent sur le caractère incomplet d’un tel programme de recherche. Vilfredo Pareto est d’ailleurs l’un des premiers à dénoncer ce modèle statique du comportement économique, certes pratique pour son formalisme mais trop simple selon lui. Il propose de procéder par complexification progressive en complétant cette première approximation par les résultats fournis par l’économie appliquée, puis par une synthèse sociologique prenant en compte les différentes dimensions de la vie sociale pour améliorer les approximations déjà obtenues. Mais les deux approches qui s’imposeront vraiment sont celle de l’école de Durkheim, axée sur le caractère contraignant d’institutions extra-individuelles et celle de Weber, basée sur l’existence de types d’action autres que l’action rationnelle intéressée.

Pour sortir du normatif: la prise en compte des faits sociaux

Les tenants de l’approche durkheimienne sont particulièrement critiques envers le modèle de l’homo œconomicus. Par exemple, Simiand reproche à la théorie économique de s’écarter (contrairement à la sociologie) de la démarche positive en adoptant une approche normative s’attachant à étudier un comportement rationnel hypothétique plutôt que les faits eux-mêmes. L’approche durkheimienne propose de partir plutôt des institutions (autre nom donné au « fait social ») pour expliquer les comportements tels qu’ils sont observés. Ceux-ci peuvent inclure dès lors des comportements altruistes (comme le don de sang) aussi bien que des comportements intéressés.

Selon cette approche, les institutions sont un ensemble de représentations sociales qui s’imposent aux individus, telles que la représentation sociale de la justice ou de la confiance. Mais des cadres interactionnels préétablis[1], produits de l’évolution sociale, peuvent aussi s’imposer aux agents économiques dans leurs échanges. La sociologie économique parvient alors, en tenant compte des institutions sociales s’imposant aux individus, à expliquer certains comportements économiques observés autrement que par le souci de maximation que la théorie économique prête à des agents désocialisés. Ainsi Halbwachs arrive à expliquer des comportements d’achat atypiques de ménages ouvriers en repérant des représentations (sur la relation entre prix et qualité) qui les amènent à garder leurs structures de dépenses antérieures malgré l’augmentation de leur revenu.

Pour sortir de la simplification à outrance: les types d’action

Pour Weber, la dimension sociale peut se retrouver dans le fait économique même, dans la mesure où les agents économiques concernés n’ont pas le choix de prendre en compte les comportements des autres agents. D’ailleurs, Weber distingue plusieurs types d’actions : traditionnelles, affectives, rationnelles en valeur (rationalité axiologique), rationnelles en finalité (rationalité instrumentale). Les deux premiers types relèvent surtout de la routine.

Quant à la rationalité, on voit que Weber en distingue deux formes : elle peut consister en une action déterminée par des valeurs ou des principes (cas du comportement religieux) ou en une action qui mobilise des moyens en vue de satisfaire une fin. L’action rationnelle en finalité de l’agent économique décrite par la théorie économique n’est donc pas la seule à prendre en compte. De plus, Weber montre que ce comportement économique rationnel, même s’il semble être au cœur de la civilisation moderne, n’a pas toujours existé et serait un construit social résultant de différentes réformes ayant successivement effacé la prédominance de l’action traditionnelle et de l’action rationnelle en valeur basée sur la religion. Si Weber reconnaît un rôle central à la rationalité en finalité dans la civilisation moderne et dans l’économie, il insiste toutefois sur la persistance d’une rationalité axiologique qui peut même s’opposer à la rationalité instrumentale et que la théorie économique n’explique pas (cas du « jeu de l’ultimatum »).

Quelques hérétiques

L’existence de comportements s’écartant du comportement logique cher à la théorie économique avait déjà été mise en avant par Pareto (toutefois c’est la typologie wébérienne qui a été la plus influente). Pareto distinguait des comportements logiques et non logiques, ceux-là étant définis par l’existence d’un but subjectif et d’un but objectif identiques. Cette terminologie peut être utilisée pour étudier le comportement apparemment non logique de l’entrepreneur. En effet, l’entrepreneur recherche le profit maximal (but subjectif) mais par son intervention combinée à celle des autres contribue à annuler son profit à l’équilibre en concurrence parfaite (but objectif). Pareto explique qu’on observe quand même un tel comportement (non logique) par la possibilité pour l’entrepreneur de réaliser des gains si ses anticipations (de nature non logique) sur les valeurs d’équilibre futures sont correctes.

Joseph Schumpeter, lui, soutient un comportement de l’entrepreneur fondé non plus sur une rationalité économique mais plutôt sur une sorte de suprarationalité (soif de pouvoir, esprit d’entreprise, etc.). Quant à Frank Knight, il explique l’existence de l’entrepreneur par la possibilité de réaliser un certain profit à la suite de décisions fondées sur une bonne intuition en situation d’incertitude. Un autre cas de comportement, apparemment non logique comme celui de l’entrepreneur, est le recours des pays au protectionnisme alors que la théorie du commerce international montre que les États ont intérêt à pratiquer le libre-échange. Pareto explique ce comportement par la possibilité que des entrepreneurs de ces pays profitent du protectionnisme pour accroître les richesses au point de contrebalancer les effets relativement négatifs du protectionnisme sur le pays.

Le compromis de la nouvelle sociologie économique

La nouvelle sociologie économique relancera la critique (constructive) entamée par la sociologie économique du début du XXème siècle en reprenant pratiquement les mêmes concepts d’institution et d’action. Il est intéressant de constater la similitude frappante entre le contexte d’émergence de la première vague de la sociologie et celui de la nouvelle sociologie économique, ce dernier étant marqué par une certaine remise en question de la pertinence de la théorie économique devenue le modèle dominant depuis le siècle dernier. Toutefois, cette continuité entre les deux vagues de la sociologie économique s’accompagne, depuis les travaux fondateurs de Granovetter, de développements majeurs du corpus qui s’est enrichi sur les plans conceptuel (concept d’encastrement), technique (l’analyse des réseaux ou analyse structurale) et empirique (étude des marchés).

La nouvelle sociologie économique reconnait l’intérêt et la commodité des abstractions sur le comportement des agents économiques (dont rend compte le concept d’homo oeconomicus) et sur le marché. Mais le caractère interdépendant des systèmes de marchés en équilibre walrasien auxquels s’intéresse la théorie économique interpelle naturellement les compétences du sociologue. D’un autre côté, nombre d’études expérimentales (en économie et en psychologie) accusent un écart sensible entre le comportement rationnel et intéressé d’un homo œconomicus hypothétique et le comportement réel des individus (tel que l’altruisme et la coopération) dans plusieurs situations. De plus, les relations sociales qui encadrent les échanges marchands entre les agents économiques ont toujours été ignorées par l’analyse économique.

Certes, comme le soulignait déjà Knight au début du XXème siècle, l’analyse économique resterait plus ou moins pertinente dans les situations où domine l’action rationnelle en finalité (au sens de Weber). Mais comme on peut douter que ce soit le cas de toutes les relations marchandes, la prise en compte d’autres types d’action, proposée par la sociologie économique, pour analyser les marchés apparaît pertinente. Il s’agit donc d’étudier les comportements des acteurs concrets. Enfin, l’étude de la façon  dont les relations sociales interviennent dans le fonctionnement des marchés est l’une des avenues de recherche à l’origine de la nouvelle sociologie économique.

Karl Polanyi, dès 1944, à partir d’une étude historique montre que la circulation des biens ne s’est pas toujours effectuée par le marché. Il identifie d’autres modalités de circulation de biens dans des sociétés anciennes (comme la réciprocité et la redistribution) qui ne peuvent être pensées sans les relations sociales qui les rendaient possibles : elles étaient donc encastrées dans ces relations sociales. Mais Polanyi conclut que le passage au marché dans les sociétés modernes conduit à un désencastrement social de l’activité économique.

Un concept clé: l’encastrement des activités économiques

L’apport de Granovetter, qui lance systématiquement le programme de recherche de la nouvelle sociologie économique, est de contester ce clivage entre les sociétés primitives et les sociétés modernes. Il montre, à l’aide d’études empiriques sur le marché du travail, que celui-ci, contrairement à ce que soutient Polanyi, est fortement encastré dans les relations sociales.

En effet, les liens amicaux et familiaux y jouent un rôle déterminant sur la recherche d’emploi. Le marché du travail ne peut donc pas être analysé seulement comme la rencontre entre une courbe d’offre et une courbe de demande dans un environnement concurrentiel; les insuffisances du modèle de l’homo œconomicus deviennent évidentes. On peut même penser que les récents développements des technologies de l’information et de la communication, notamment avec les réseaux sociaux virtuels, n’ont fait qu’accentuer cet encastrement en rendant le rôle des « liens faibles » encore plus décisifs dans la recherche d’emplois.

Quand les marchés sont ainsi encastrés dans les relations sociales, à l’instar des marchés du travail étudiés par Granovetter, les réseaux sociaux peuvent jouer un rôle de médiation sociale entre deux phénomènes économiques (en l’occurrence entre l’offre et la demande). Mais la logique à laquelle ces réseaux répondent échappe évidemment à la théorie économique qui d’ailleurs ne reconnait pas leur existence. La méthodologie adoptée par la sociologie économique consiste donc à rendre compte de ces médiations sociales pour expliquer les phénomènes économiques. La sociologie économique veut par conséquent éviter le raccourci emprunté par les économistes qui appliquent directement la théorie économique aux données économiques pour expliquer les phénomènes économiques.

La sociologie économique pour compléter l’analyse économique

La nouvelle sociologie économique a pu révéler et expliquer des comportements que le modèle de l’agent économique rationnel passait sous silence. Ainsi, il apparait que notre rapport avec la monnaie et notre façon de dépenser sont fonction de la provenance de l’argent (héritage, loterie, etc.) et de la classe sociale à laquelle nous appartenons. Les représentations sociales (institutions), ici encore, semblent intervenir de façon déterminante dans le comportement économique des individus. En somme, la démarche de la sociologie économique consiste à identifier les rapports sociaux à travers lesquels s’effectuent les actions économiques (médiation sociale), déterminer quel type d’action (axiologique, instrumentale) les représentations sociales associées sont susceptibles de produire et comment en bout de ligne cela affecte le fonctionnement du marché. Finalement, la sociologie économique utilise simultanément les concepts d’action et d’institution pour pallier les insuffisances d’une analyse économique axée sur une seule forme de rationalité économique.

[1] Ces contrats préétablis qui rendent possibles la gestion de relations économiques complexes et autrement trop coûteuses (en temps par exemple), sont à rapprocher des arrangements institutionnels de la théorie économique des coûts de transaction, à la différence que ceux-ci sont plutôt sélectionnés par des agents économiques maximisateurs au lieu de leur être imposés socialement.

L’État haïtien et la laïcité

En réponse à une question posée et débattue sur Twitter, le texte d’un exposé réalisé, il y a 11 ans, par une jeune étudiante, dans le cadre de son cours de sociologie politique.


Je n’ai jamais été anticlérical au sens réactif du terme, mais chacun doit rester à sa place. Si la religion est une démarche spirituelle, je ne vois pas pourquoi elle doit avoir des privilèges temporels. – Henri Pena-Ruiz / Interview dans le Journal L’Humanité / 11/12/2003

Introduction

Le candidat à la présidence du Mexique, Andrés Manuel Lopez Obrador, évangélique, ne fait pas appel au vote des croyants mais prône la laïcité[1]. La récente campagne présidentielle en Haïti nous a habitués à autre chose. Autre chose où un responsable de parti affirme que son parti est en position de force « au nom de l’Éternel »[2]. Autre chose où sur un blog mis sur pied pour la campagne d’un parti évangélique, on rappelle que le leader du parti, devra arriver à convaincre les chrétiens de « s’inscrire et de voter », ces derniers étant – du moins dans sa région – de l’ordre de 57%.

Autre chose où sur ce même blog, on lit (!):

In fact, while it is true that voodoo and its associated satanic rituals do enjoy significant influence in Haiti, it is equally true that the nation is populated by industrious and friendly people that are very family-oriented[3]. [4]­­­

Nous pourrions continuer longtemps sur le même registre, et avec des exemples éloquents, dans tous les domaines de notre vie de peuple. Ce qui explique la complexité réelle et avérée de toute analyse de la laïcité en Haïti et qui va, logiquement, rendre notre tâche ici ardue.

Nous commencerons par une définition de la laïcité qui nous conduira à poser la question de la laïcité de l’Etat haïtien pour enfin terminer sur une interrogation majeure : « L’Etat haïtien doit-il être laïque ? ».

Une définition de la laïcité

Laïcité : (du grec laikos : peuple). Dans le langage chrétien, un laïc était au Moyen Age un « baptisé » qui n’appartenait pas au clergé ; de nos jours, c’est une personne chargée de fonctions qui étaient autrefois dévolues au clergé, dans une institution catholique.

Dans la seconde moitié du XIXe siècle, sous la IIIe République, en France, la laïcité est devenue une conception de l’organisation de la société visant à la neutralité réciproque des pouvoirs spirituels et religieux par rapport aux pouvoirs politiques, civils, administratifs. Le but était de lutter contre le cléricalisme, c’est-à-dire l’influence des clergés et des mouvements ou partis religieux sur les affaires publiques. La laïcité est aussi une éthique basée sur la liberté de conscience visant à l’épanouissement de l’homme en tant qu’individu et citoyen.

Concrètement, la laïcité est fondée sur le principe de séparation juridique des Eglises et de l’Etat (loi de 1905 en France), en particulier en matière d’enseignement.

Cette séparation a pour conséquence :

  • la garantie apportée par l’Etat de la liberté de conscience et du droit de d’exprimer ses convictions (droit de croire ou de ne pas croire, de changer de religion, d’assister ou pas aux cérémonies religieuses).
  • la neutralité de l’État en matière religieuse. Aucune religion n’est privilégiée; il n’y a pas de hiérarchie entre les croyances ou entre croyance et non-croyance.

Note : au masculin et au neutre, laïc (adjectif ou nom) désigne le non clerc (cf. ci-dessus) et laïque ce qui a trait à la laïcité, au féminin on doit utiliser la forme laïque dans les deux cas.

L’Etat haïtien est-il laïque ?

Pour répondre à cette question, la première référence qui vient à l’esprit est bien sûr la Constitution de 1987 qui, en sa Section D intitulé De la Liberté des Cultes proclame :

ARTICLE 30:

Toutes les religions et tous les cultes sont libres. Toute personne a le droit de professer sa religion et son culte, pourvu que l’exercice de ce droit ne trouble pas l’ordre et la paix publics.

ARTICLE 30.1:

Nul ne peut être contraint à faire partie d’une association ou à suivre un enseignement religieux contraire à ses convictions.

ARTICLE 30.2:

La loi établit les conditions de reconnaissance et de fonctionnement des religions et des cultes.

Cette section a le mérite d’être plus « libéral » que, par exemple, le Titre IV. – De la Religion et des Mœurs de la première Constitution d’Haïti[5] (celle de 1805) qui établit que « La religion catholique, apostolique et romaine étant celle de tous les Haïtiens est la religion de l’Etat. (art.35)» même si l’article 37, en prévision de l’ « introduction » d’autres religions, stipule que « nul ne pourra être empêché, en se conformant aux lois, d’exercer le culte religieux qu’il aura choisi. » Toutefois, elle ne suffit pas pour répondre à la question de la  laïcité de l’Etat haïtien et ce, en grande partie à cause de ces deux paradigmes majeurs :

  1. La liberté de culte n’est pas la laïcité
  2. Haïti n’a guère de tradition laïque

A.  La liberté de culte n’est pas la laïcité

Dans un article sur la laïcité  mis en ligne sur le site de l’Ambassade de France aux Etats-Unis le 21 février 2002, Jean Baubérot[6] explique ce qu’implique  le concept, qu’il considère, à juste titre sans doute, comme une « invention française » :

La loi de séparation des Églises et de l’État établit les dispositions fondamentales de la laïcité française : liberté de conscience et de culte ; libre organisation des Églises; non-reconnaissance et égalité juridique de celles-ci ; libre manifestation des convictions religieuses dans l’espace public. À cela s’ajoute la laïcité des institutions, et notamment de l’école et la liberté de l’enseignement. Sur bien des points, le consensus est tel que les pratiques sociales s’effectuent sans qu’il soit besoin, sauf circonstances exceptionnelles, de faire référence à la loi. Sur certains autres, notamment des problèmes encore très neufs, la loi et la jurisprudence laïques s’accompagnent d’un débat social.

Nous sommes encore très loin d’une telle vision en Haïti et à part quelques rarissimes prises de position – telle celle de Sabine Manigat à propos de la décision du gouvernement intérimaire de déclarer férié la fête de Notre Dame du perpétuel Secours le 27 juin dernier[7] – le sujet ne passionne pas particulièrement les foules. Ce qui, de toute évidence porte un coup sérieux à un éventuel débat social.

Le seul fait qui semble acquis est cette « rupture » avec la « religion officielle » que semble établir la Constitution de 1987 en prévoyant la liberté de tous les cultes et religions. Toutefois, si elle défend le principe de laïcité, elle ne fait pas de la République d’Haïti un Etat laïc.

Du reste, la laïcité est indépendante de la liberté de culte. Celle-ci apparaît historiquement bien avant, dans des États décidant de tolérer d’autres religions que leur(s) religion(s) d’État(s). L’Etat haïtien pourrait être tout au plus séculier – compris comme le fait de reconnaître aux Églises un statut spécial par rapport aux autres associations ou dont la constitution fait référence à Dieu[8]. Mais encore faudrait-il que s’établisse clairement la séparation de l’Église (compris comme religions) et de l’État. Et le fait qu’Haïti soit encore à l’heure actuelle un Etat concordataire[9] n’aide certainement pas beaucoup.

B.  Haïti n’a guère de tradition laïque

Quelle est la nature de l’Etat qui émerge après la lutte pour l’indépendance menée par les esclaves insurgés de Saint-Domingue de 1791 à 1804 ? Quel rôle l’Eglise catholique remplit-elle dans la construction et dans l’évolution ultérieure de cet Etat ? Quelles transformations l’Eglise va-t-elle connaître dans le contexte de luttes à rebondissements pour la démocratie ouvert depuis 1986 ?

Ces questions reviennent le plus souvent dans les discussions sur les rapports entre l’Eglise et l’Etat et mettent en lumière la fonction des religions en compétition en Haïti depuis la Conquête et la période esclavagiste (catholicisme, protestantisme et vaudou) dans la constitution du lien social. Un état de fait qui montre que la laïcité de l’Etat est un réquisit indispensable à l’établissement d’un système démocratique. Il s’agit de penser la crise théologico-politique que traverse encore de nos jours la société haïtienne, pour comprendre entre autre les sources du régime anarcho-populiste construit en Haïti autour de  » la Famille « , sur le modèle d’une Cosa nostra alors que les églises sont plus que jamais politiquement actives en Haïti, et que certains protestants sous prétexte d’avoir combattu Lavalasse recommencent à dire au peuple que Dieu va le sauver en lui donnant un vrai chef. Alors que les protocoles d’investiture impliquent un Te deum. Alors que la distribution de Bibles au Parlement est un événement national……

Et de dire avec Camille Loty Malebranche, éditorialiste de Le Contact[10] : « Qu’importe la religion du dirigeant, elle doit rester dans l’intimité. »

Un peu d’histoire

Haïti connaît un vide institutionnel et une perte du lien social. L’Eglise catholique, qui, dès le temps de l’esclavage, assurait traditionnellement ce lien à la place de l’Etat, y a contribué, et en est dans le même temps la victime ; son rôle dans la société s’amenuise, au profit de la laïcité et d’autres instances religieuses. Le paradoxe est que c’est la lutte pour la démocratisation, à laquelle l’Eglise a contribué, qui a induit cette évolution.

Telle est l’analyse développée dans un livre récent[11] par Laënnec Hurbon, sociologue haïtien, spécialiste des rapports entre religion, culture et politique. Pour l’auteur, un fil rouge traverse l’histoire du pays : la difficulté à reconnaître le principe de l’égalité entre tous les citoyens. L’enseignement notamment, longtemps dans des mains religieuses, assurait la justification idéologique de l’inégalité.

Après la chute de Duvalier, « l’expérience démocratique met fin à deux rôles fondamentaux de l’Eglise en Haïti » : la prise en charge de la question sociale et le contrôle de la culture et de l’éducation. Mais personne ne prend le relais, si ce n’est, en partie, les ONG, et le lien social s’effiloche. D’autant que le populisme d’Aristide a éclipsé les institutions intermédiaires. Rien ne permettrait donc encore assurer un « vivre ensemble quelconque ».

Cette approche est renforcée par Jean Eddy SAINT-PAUL, professeur à l’UEH et doctorant en sociologie. Répondant à la question : La République doit-elle être laïque dans le cadre des Réflexions sur l’avenir[12] du Ministère de la Culture et de la Communication, il commence par affirmer  tout de go: « M pa kwè Ayiti se yon Leta layik non[13] » et il explique :

San m pa pèdi tan m ap di an Ayiti yo te toujou konsidere relijyon Katolik tankou yon zafè leta menm. Leta te fonn nan katolik la tankou katolik la te makonnen ak leta a. Si nou analize yon gwo pati nan listwa peyi nou, […] nou ap rann nou kont pat vrèman egziste libète relijyon nan peyi sa a. Vodou […] pat janm te gen bon renome an Ayiti. […] majorite gouvènman k te pase nan tèt peyi a te mete legliz katolik la soutèt vodou ak tout lòt kalite relijyon k te gen nan peyi a.[14]

L’Etat haïtien doit-il être laïque ?

Nous commencerons cette épineuse question par cette précision de Luc Ferry, Ministre de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche de la France: « la laïcité n’est pas dirigée contre la religion en général (et elle) n’est pas non plus dirigée contre une religion en particulier. […] C’est parce que nous sommes profondément respectueux des croyances de chacun que nous souhaitons que l’école publique ne devienne pas un terrain d’affrontement et que la neutralité des comportements religieux y soit garantie ».

Selon lui, la laïcité est « une des bases de la paix civile et un régime de droit qui permet à toutes les familles religieuses de s’épanouir librement ». Car la laïcité est d’abord liberté religieuse et neutralité à l’égard des différentes croyances; elle assure une stricte séparation entre les églises et l’État et garantit une égalité de traitement entre tous les citoyens.

De plus, la laïcité est parfaitement compatible avec une liberté de culte restreinte (indépendamment de tout jugement sur la légitimité d’une telle restriction, qui frapperait par exemple un culte pratiquant les sacrifices humains…)

Maintenant que ces points ont été établis, nous pouvons passer à l’essentiel de cette question qui peut se concevoir de deux façons :

  1. Pourquoi l’Etat haïtien doit-il être laïque (ou pas) ?
  2. Comment cette laïcité doit-elle se concevoir ?

A.  Pourquoi l’Etat haïtien doit-il être laïque (ou pas) ?

Lors d’une conférence à Port-au-Prince dans la soirée du 22 novembre 2003 sur « Laïcité et République », où il s’est attaché à marteler des principes qui ont porté plus d’un à s’interroger sur la vie politique en Haïti, l’intellectuel français, Régis Debray, qui présidait le Comité français de réflexion et de proposition sur les relations franco-haïtiennes, a cerné la laïcité dans la séparation Église / État, privé / public. C’est un principe qui traverse toutes les sphères de la société républicaine, de l’école à l’administration de l’État, ce qui fait que « la liberté de conscience ne peut pas dépendre d’un homme, d’un tout-puissant, d’un parti, ni même d’une cour de justice ».

Bien qu’il ait précisé qu’il « se place dans le cas français, pas dans le cas haïtien », lorsqu’il affirme que « la personne d’un président n’est pas sacré » ou conclut qu’« un républicain ne se prend ni pour dieu, ni pour le prophète… », on ne peut s’empêcher de se reconnaitre dans ces propos.

Cette affirmation trouve un écho chez J.C. Noël dans son texte justement intitulé : Pourquoi la République doit-elle être laïque ?[15], pour qui une République laïque pose une désacralisation du pouvoir terrestre, une séparation de la sphère de la croyance, qui est privée, du domaine politique. Et de conclure que la laïcité de la République est une nécessité au sens où elle permet d’éviter la confusion des genres : tout est à sa place et considérée à sa juste valeur […] puisque c’est dans l’harmonie et le respect des différences que se joue l’existence de la République.

Pourquoi l’Etat haïtien doit-il être laïque ? Parce que la croyance religieuse relève de l’intimité de l’individu. Parce que les convictions religieuses – ou l’absence de conviction – de chacun, qu’il faut peut-être distinguer des options spirituelles ou métaphysiques théistes plus ou moins indépendantes des religions, doivent être  volontairement ignorées par l’administration.

B.  Comment cette laïcité doit-elle se concevoir ?

Elle pourrait se caractériser, dans une première approche, par un double refus : celui d’un athéisme d’État (la République respecte toutes les croyances) et celui de toute religion officielle (enseignement public laïque, séparation des Églises et de l’État) en vue d’assurer une complète égalité des citoyens en matière de croyance et une pleine liberté de conscience.

Ainsi définie, la laïcité apparaîtrait comme un moyen de relier le lien social à des valeurs reconnues comme universelles. La Constitution de 1987 est proclamée « Pour garantir [les] droits inaliénables et imprescriptibles [du peuple] […] conformément […] à la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948. L’article 18 de la Déclaration précise que :

  • Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.
  • La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui,  prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui.

Il nous faut cependant éviter de tomber dans ce que Rachel Beauvoir-Dominique, intervenant dans le cadre des Réflexions pour l’Avenir susmentionnées, appelle une affectation quasiment dictatoriale et démagogique « des impératifs de laïcité » et éviter de tomber dans la radicalisation et la controverse qu’occasionna en France la loi sur les signes distinctifs tel le voile tout en autorisant les signes discrets telle la croix.

Il s’agit surtout de rendre haïtienne cette question et de créer une laïcité à l’haïtienne qui tiendra compte de notre identité de peuple. Il n’en saurait être autrement.

Cette décision se doit d’être prise dans le cadre d’un véritable débat national que nous pouvons initier aujourd’hui même à notre niveau d’étudiants en posant les bonnes questions et en y répondant franchement.

Conclusion

Avec la Constitution de 1987, l’Etat haïtien a fait un pas considérable en faveur de la laïcité. Mais il ne doit pas, il ne peut pas s’arrêter là.

Pas tant que les cultes en Haïti seront aussi radicux (rejet total des autres).

Pas tant que les programmes de partis politiques se résument à finalement laisser agir Dieu en élisant ses serviteurs.

Pas tant que les Eglises continueront de délivrer des actes administratifs (certificat de mariage, baptistères).

Pas tant que la séparation de l’Eglise et de l’Etat, du politique et de la foi ne sera pas complète.

Il n’est pas juste qu’un non chrétien ait à jurer devant une croix. C’est un viol de sa conscience. Imposer à des non catholiques les fêtes de saints comme jours fériés non plus.

Pour aller plus loin

Citations sur la  Laïcité

« La religion est une affaire entre chaque homme et la divinité. »
(Pierre Bayle / 1647-1706)

« Il est temps de dire que la laïcité ne peut être cantonnée à un mode d’organisation sociale. Elle est porteuse d’un idéal, celui de l’individu-citoyen qui sait qu’il n’y a de savoir-vivre collectif que dans la confrontation librement débattue de convictions individuelles. Celui, également, de la durée assumée au travers de l’affirmation d’une aptitude permanente à tirer des leçons de l’histoire les éléments de construction d’un présent acceptable et d’un futur qui conserve sa place au rêve. »
(Jean-Michel Ducomte / La laïcité)

« La laïcité, c’est la disponibilité universelle du patrimoine humain, c’est la loi qui veut que chaque homme soit maître de son bien et que son bien se trouve partout où il y a des hommes. »
(Robert Escarpit / 1918-2000 / Ecole laïque, école du peuple)

« Il faut refouler l’ennemi, le cléricalisme, et amener le laïque, le citoyen, le savant, le français, dans nos établissements d’instruction, lui élever des écoles, créer des professeurs, des maîtres… »
(Léon Gambetta / 1838-1882)

« L’Etat chez lui, l’Eglise chez elle. »
(Victor Hugo / 1802-1885 / Discours / 1850)

« La loi de séparation, c’est la marche délibérée de l’esprit vers la pleine lumière, la pleine science et l’entière raison. »
(Jean Jaurès / 1859-1914)

« La laïcité ne nous a pas été donnée comme une révélation. Elle n’est sortie de la tête d’aucun prophète; elle n’est exprimée dans aucun catéchisme. Aucun texte sacré n’en contient les secrets, elle n’en a pas. Elle se cherche, s’exprime, se discute, s’exerce et, s’il faut, se corrige et se répand. »
(Claude Nicolet)

« La laïcité est une valeur essentielle, avec ce souci de la liberté de conscience et de l’égalité de tous les hommes, qu’ils soient croyants, athées ou agnostiques. L’idéal laïc n’est pas un idéal négatif de ressentiment contre la religion. C’est le plus grand contresens que l’on puisse faire sur la laïcité que d’y voir une sorte d’hostilité de principe à la religion. Mais c’est un idéal positif d’affirmation de la liberté de conscience, de l’égalité des croyants et des athées et de l’idée que la loi républicaine doit viser le bien commun et non pas l’intérêt particulier. C’est ce qu’on appelle le principe de neutralité de la sphère publique. »
(Henri Pena-Ruiz, philosophe / septembre 2003)

« L’esprit critique va de paire avec la liberté de conscience. C’est une valeur essentielle de la laïcité. »
(Henri Pena-Ruiz, philosophe / septembre 2003)

« Trop souvent les hommes ont tendance à privilégier ce qui les divise. Avec la laïcité, il faut apprendre à vivre avec ses différences dans l’horizon de l’universelle, sans jamais oublier qu’on a des intérêts communs en tant qu’homme. »
(Henri Pena-Ruiz, philosophe / septembre 2003)

« La laïcité n’est pas un particularisme accidentel de l’histoire de France, elle constitue une conquête à préserver et à promouvoir, de portée universelle. »
(Henri Pena-Ruiz / « Laïcité et égalité, leviers de l’émancipation », article du Monde Diplomatique / février 2004)

« La laïcité ne confond pas non plus l’idéal d’une libre discussion avec la généralisation du relativisme : la distinction entre croyance et connaissance doit être bien marquée, sauf à inaugurer un nouveau type d’obscurantisme, et à faire le lit de nouvelles tyrannies. »
(Henri Pena-Ruiz / « Oser réaffirmer la laïcité », article de Libération / 23 avril 2004)

Bibliographie supplétive

La république doit-elle être laïque ? Eske yon repiblik dwe pou l layik ?, Réflexions pour l’avenir Refleksyon pou demen No 002, Ministère de la Culture et de la Communication, mardi 12 juillet 2005


Quelques éléments bibliographiques

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Baubérot J. (éd.), La laïcité, évolution et enjeux, Paris, La documentation Française, 1996.

Baubérot J., Histoire de la laïcité française, Paris, PUF (« Que sais-je ? »), 2000.

Costa-Lascoux J., Les trois âges de la laïcité, Paris, Hachette, 1996.

Doizy G. et Lalaux J-B., A bas la calotte ! – La caricature anticléricale et la Séparation des Eglises et de l’Etat, Editions Alternatives, 2005)

Ducomte J-M., La Laïcité, Les Essentiels Milans, 2001

Durand-Prinborgne Cl., La laïcité, Paris, Dalloz, 1996.

Ferreol G., Cauche P., Duprez J., Gadrey N., Simon M., Dictionnaire de sociologie, Armand Colin, 1996

Fourest C., et Venner F., Tirs croisés : La laïcité à l’épreuve des intégrismes juif, chrétien et musulman, Calmann-Lévy, 2003

Haarscher G., La laïcité, Paris, PUF (« Que sais-je ? »), 1996.

Michelat G., L’identité catholique des Français, Revue française de sociologie, 1990

Nérestant M., Religions et politique en Haïti, Editions Karthala, 2000

Pena-Ruiz H., Dieu et Marianne, Philosophie de la laïcité, PUF, 1999

Pena-Ruiz H., Histoire de la laïcité, Genèse d’un idéal, Editions Découvertes Gallimard, 2005

Pena-Ruiz H., Qu’est-ce que la laïcité ?, Editions Gallimard, 2003

Sallenave D., dieu.com, Gallimard, 2004

Schiappa J-M., 1905! La loi de séparation des Eglises et de l’Etat, Éditions Syllepse, 2005

Weber M., L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Plon, 1970 (1ère éd. 1920)


[1] NoticiaCristina.com, 9 mai 2006

[2] Haiti – Présidentielles : Pas d’entente dans le secteur protestant sur un candidat unique, AlterPresse, 3 juin 2005

[3] En fait, s’il est vrai que le vaudou et les rituels sataniques qui y sont attachés jouissent d’une influence significative en Haïti, il est également vrai que la nation est peuplée de gens laborieux et amicaux qui entretiennent des liens familiaux très forts.

[4] Chavannes Jeune looking to reverse 200 years of corruption and poverty, http://chavannesjeune.blogspot.com/, 6 août 2005

[5] Nous considérons la Constitution de 1805 comme la toute première constitution d’Haïti, celle de 1801 ayant été celle  « de la colonie de Saint-Domingue » ce que confirme par ailleurs son « Article 1er. – Saint-Domingue dans toute son étendue, et Samana la Tortue, la Gonâve, les Cayemites, l’île-à-Vache, la Saône, et autres îles adjacentes, forment le territoire d’une seule colonie, qui fait partie de l’empire français, mais qui est soumise à des lois particulières. »

[6] Professeur à l’École Pratique des Hautes Études et directeur du groupe de sociologie des religions et de la laïcité (CNRS).

[7] Editorial de Le Matin, 23 juin 2005

[8] Les prestations de serments, entre autres, du Président de la République et des membres de la haute Cour de Justice se font devant Dieu (cf. Art. 131 et 187 de la Constitution de 1987)

[9] Le Concordat de 1860 est un accord passé entre la jeune République d’Haïti et le Saint-Siège définissant les comportements que doit avoir l’Etat haïtien par rapport à l’Eglise catholique et à son clergé qui, aujourd’hui encore, perçoit un traitement de l’Etat haïtien.

[10] Le Contact est un journal en ligne de la Communauté haïtienne au Québec

[11] Religions et lien social. L’Eglise et l’Etat moderne en Haïti, Les Editions du Cerf, Paris, 2004, 273 pages.

[12] Réflexions pour l’Avenir Refleksyon pou demen  est une publication du Ministère de la Culture « sur une proposition du Collectif NON et dans le cadre de son programme de motivation citoyenne ». Elle se veut un « espace d’expression sur des thèmes importants de notre société. » Une copie est attachée au présent document.

[13] Je ne crois pas que la République soit laïque.

[14] J’irai droit au but et dirai qu’en Haïti on a toujours considéré la religion Catholique comme une affaire d’Etat. L’Etat se résorbait dans l’Eglise catholique tout comme l’Eglise catholique s’assimilait à l’Etat. Si nous analysons une grande partie de notre histoire […] nous nous rendrons compte qu’il n’existait pas vraiment de liberté de religion dans ce pays. Le vaudou […] n’a jamais eu une bonne renommée en Haïti. […] la majorité de nos gouvernements ont conféré une suprématie à la religion catholique par rapport au vaudou et toutes les autres religions présentes dans le pays.

[15] Réflexions sur l’avenir Refleksyon pou demen No 002, p 2

À quoi sert Gracia Delva ?

À la mi-mai 2016, le web francophone s’est découvert une véritable passion pour le droit constitutionnel, en particulier tel qu’évoqué dans une question de partiel plutôt bien tournée : « À quoi sert François Hollande ? » La question, un clin d’œil « maladroit » d’un jeune maître de conférence à une formule d’un grand professeur, a trouvé un écho retentissant chez les internautes peu impressionnés par les performances du Président « normal » de la France, alors à 13% de confiance dans les sondages – un véritable record, même pour lui. Leur réponse, négligeant plus ou moins volontairement le contexte de la question : À rien. François Hollande, répondirent-ils, espiègles et rieurs, ne sert à rien. 

Nos politiciens n’étant guère soumis à l’infamie des sondages, nous ne pouvons chiffrer aussi bien notre dégoût d’eux mais comme, en grande majorité, ils nous ont été donnés, à notre corps défendant et qu’ils nous auraient déjà tous enterrés si le ridicule tuait, l’on pourrait être tenté de leur réserver le même traitement que Monsieur Hollande et poser que eux, non plus, ne servent à rien. Pourtant, en plus de parader des danseuses (presque) nues sur un char de Carnaval, se défendre des accusations de vol de génératrices,  et se porter candidat au Sénat quelques mois après sa réélection à la Chambre des Députés, Gracia Delva doit bien servir à quelque chose.

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Voodoo N Politics

This is an interesting one. While looking for something on my Google Drive this morning, I fell upon this essay I wrote in 2008, back when I was a graduate student in Paris. My younger self asked me to share so here goes.


Voodoo N Politics

Introduction

It used to be said Haiti was 90 per cent Catholic and 100 per cent voodooist. This statement was never, of course, entirely accurate, but it did nevertheless emphasize the fact that the duality in Haitian religious history has never been a confrontation between two separate groups of people. While voodoo is the religion most of the Haitian people practice, they do so, not instead of, but as well as, following the Roman Catholic faith. And the situation is so intertwined that almost all voodoo adherents would call themselves Catholics, and most Catholics practice voodoo.

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Que faire d’Haïti ? – Sortir enfin du transitoire

Pour J. qui s’inquiète du fait que « personne ne semble savoir quoi faire de ce pays » . 


Le 7 février 2016, trente ans jour pour jour après le départ de Jean-Claude Duvalier, Haïti se retrouve sans Président et en pleine incertitude politique. Un jour plus tôt, le 6 février 2016, le Président de la République, Joseph Michel Martelly, signait un accord de sortie crise avec les Présidents du Sénat, Jocelerme Privert et de la Chambre des Députés, Cholzer Chancy. L’accord immédiatement décrié par le principal regroupement de l’opposition – le Groupe des 8 candidats à la présidence, le G8 – précise les modalités de l’inévitable transition : l’élection par l’Assemblée Nationale d’un président provisoire chargé d’organiser les élections afin que le nouveau président élu puisse accéder au pouvoir le 14 mai 2016. Un appel à candidatures a été lancé et les candidats invités à déposer leurs dossiers au Parlement.

Tandis que les négociations et tractations vont bon train et que se précisent les critères de sélection, c’est le moment de prendre un peu de recul et de considérer, l’histoire de la crise haïtienne, dans la durée. L’analyse fera quelques emprunts à la notion de « longue durée » de Fernand Braudel et son invitation à aller au-delà de l’histoire événementielle, cette histoire « [r]estreinte aux événements singuliers » et « linéaire » et à la mort de laquelle invitera allègrement François Simiand. L’événement, réduit par Braudel au temps court, celui du politique, ne correspondrait qu’à une « agitation de surface » alors que, pour prétendre à la scientificité, il faut savoir « écarter l’accidentel pour s’attacher au régulier […] éliminer l’individuel pour étudier le social ».

La conception braudelienne du temps a fait l’objet de critiques – souvent justifiées – de matérialisme, de fixisme, voire d’immobilisme. L’analyse en reste consciente mais évitera d’entrer dans un débat qui, s’il a du mérite, dépasse largement le propos de ce texte. Pour compenser, il s’intéressera aux articulations entre l’idéel et le matériel telles qu’exprimées dans ce que François Hartog appelle le « régime d’historicité ». Décrivant le rapport d’une société au passé, au présent et au futur, le concept invite à s’intéresser à la variation de ces articulations selon les lieux et selon les époques et, ainsi, à considérer « la longue durée » non pas seulement dans sa présentation globale mais dans ses soubresauts.

À la lumière de ces considérations théoriques, et sans verser dans un essentialisme limitatif, l’apparent immobilisme du régime politique haïtien – ponctué de coups d’États, de crises électorales et autres crises politiques récurrents – semble devoir beaucoup à notre rapport au temps, installé dans le présent et le maintenant. En d’autres termes, la démocratie haïtienne n’avancerait pas parce que l’installation d’une culture démocratique – comme celle de toute culture – ne peut se faire que dans la durée et non pas à la faveur de révoltes populaires régulières. Ce qu’il faut retenir de tout cela c’est que pour atteindre véritablement au changement, il nous faut sortir du provisoire. Lire la suite