Dans la Grèce antique, la naissance de la philosophie politique coïncide avec le début du passage de la sphère magico-religieuse à la sphère politico-laïque. Les philosophes remplacent les oracles. La politique remplace les dieux dans la recherche du bien commun et avec elle arrive la volonté de discuter du bien public et de comment y arriver.
À la fin de la Grèce archaïque, deux mondes existent. Les aristocrates, enfants des dieux, ayant le droit de délibérer et le demos, soumis aux caprices de ses meilleurs. En devenant guerrier, le demos prend la parole et, avec cette prise de parole, apparaît un nouveau cadre social, dégagé de la mythologie. Celle-ci est remplacée par la première pensée de philosophie politique (Héraclite), le premier code laïc (Dracon), la première constitution (Solon). Les citoyens sont désormais réunis sur la base du territoire et non plus du sang et selon le principe d’isonomia (Clisthène). La philosophie politique est née.
La naissance de la philosophie politique est la naissance de la pensée rationnelle dans l’organisation de la cité. Au VIème siècle avant notre ère, existe désormais, un univers plaçant l’intelligence (noos) au cœur de la cité. Le bien de la Cité se conçoit par le discours de l’intelligence (logos). La rationalisation de la gestion de la cité s’impose comme une évidence. Pour Héraclite, le monde est gouverné par l’intelligence, les idées donc:
« Ce sont les idées qui mènent le monde ». Cette assertion du philosophe français et grand concepteur de la « nation française » comme contractuelle, Ernest Renan, est désormais à la limite de la tautologie. Pourtant, il s’agit d’une révolution de taille dans notre quête millénaire de sens. Adieu, magie! Bonjour science! L’Homme se place désormais au cœur de sa destinée.
En Haïti, nous peinons encore à placer l’Haïtien au cœur de sa destinée. Nous peinons à le faire parce que subsiste encore un mythe majeur: celui de son infériorité congénitale.
L’existence de restavèk dans le premier pays où des personnes anciennement asservies ont réussi à renverser le système doublement liberticide de l’esclavage colonial raciste n’est pas fortuite. Elle procède d’une croyance fortement ancrée d’une classe sociale à l’autre que le nèg nwè – présente compagnie exceptée, naturellement – est foncièrement inférieur. Pour nos colons intérieurs, l’Haïtien n’a pas droit à la dignité. Voilà pourquoi leur Haïti est différente. Voilà pourquoi les conditions de vie inhumaines de la majorité de la population ne dérangent pas. Voilà pourquoi le voyage vers la nouvelle réalité de l’#AyitiNouVleA sera long.
C’est facile de dire, de répéter, d’être d’accord avec la vision de #AyitiNouVleA. Chak Ayisyen, fanm kou gason, dwe viv nan diyite. Cela tombe sous le sens, tout moun se moun. C’est moins facile de la vivre dans sa vie de tous les jours de membre des classes moyennes – si, si, elles existent – avec femme de ménage, cuisinière, lessivière, garçon de cour, chauffeur … et autres aides domestiques que nous payons une pitance.
Récemment, C. est venue me voir pour un prêt. Elle devait payer son loyer annuel et il lui manquait de l’argent. C. vit seule avec sa fille adolescente. Le père est parti il y a quelques années s’installer avec une autre. Ils n’étaient pas mariés. Il a coupé les ponts. Elle tient la barque, seule. Elle ne veut pas se retrouver à la rue. Mais, pourquoi, ne pas être venue me voir plus tôt. Vous me payez déjà, mon salaire, c’était délicat.
C. est digne. Elle est fière de gagner son pain à la sueur de son front. Elle gagne bien plus que le salaire minimum et se considère, de ce fait, privilégiée. Elle bénit sa chance d’être tombée sur de bons patrons. Pourtant, quand elle m’a finalement dit ce qui lui manquait pour ne pas être à la rue, j’ai eu honte. À la fin de la conversation, elle n’a pas obtenu de prêt. Elle a désormais une allocation logement ajoutée à son salaire. Au début, elle n’en voulait pas. C. est digne. Pas de don – elle travaille, elle peut rembourser. Pas d’augmentation ou de boni – ce n’est pas la fin de l’année. Une allocation logement alors, ils en ont en France. On avait un accord.
Je voudrais pouvoir dire que je me suis sentie mieux. C. n’est pas à la rue. Il ne sera pas question de remboursement. Tout est bien qui finit bien. Mais depuis m’apparaît clairement le caractère gigantesque de la tâche qui m’incombe, sous peine de dissonance cognitive, de faire correspondre les paroles de cette bouche qui est mienne et dont j’ai la loi et les actes de la citoyenne engagée que je crois être. Depuis, j’ai une inquiétude nouvelle de ne pas être à la hauteur, de ne jamais y arriver.
Heureusement, je ne suis pas seule. Nous sommes de plus en plus nombreux à rêver à #AyitiNouVleA. Près de 50 000 sur le site web de Ayiti Nou Vle A. Plus d’un million et demi sur les réseaux sociaux (hors Whatsapp). Nous pouvons, nous devons nous aider l’un l’autre à tenir parole.
Un tweet a conduit à une vision qui a mené à un guide qui a donné naissance à un programme pour jeter les bases du projet #AyitiNouVleA.
C’est plus qu’une raison d’espérer, c’est une assurance que la révolution de la dignité est possible, si nous la voulons assez. Et cela commence par le refus d’accepter qu’il soit normal que certains vivent dans la précarité la plus abjecte pour que nous puissions jouer aux aristocrates. Cela exige que nous choisissions enfin d’investir dans l’Haïtien, son lieu de vie, et sa façon de vivre. Avant que nos vrais meilleurs ne nous imposent un nouveau remède de cheval. Avant que le demos – allègrement exclu de sa démocratie – ne soit forcé de retrouver sa voix en (re)devenant guerrier.