Une île entière dirigée par des bluffeurs

La République Dominicaine et la République d’Haïti, liées par une inimitié héréditaire, se partagent une île, des territoires, des cours d’eau dont, comme l’actualité nous le rappelle de façon intense, une rivière. Et pas n’importe quelle rivière, la rivière Massacre tristement connue comme le lieu du Massacre du Persil d’octobre 1937 au cours duquel des dizaines de milliers de paysans haïtiens ont été assassinés par les sbires du dictateur dominicain, Rafael Trujillo. C’est autour de ce lieu historiquement chargé que se déroule un affrontement des plus ubuesques entre les deux nations.

Côté Est, la République Dominicaine, telle qu’incarnée par son président Luis Abinader, richissime homme d’affaires, fils d’un ministre des finances devenu sénateur devenu richissime homme d’affaires. Très remonté contre la construction d’un canal du côté haïtien de la rivière, il a multiplié les actions d’éclat pour marquer son désaccord : sanctions contre 9 Haïtiens suspectés d’encourager l’ouvrage, rupture complète des négociations, fermeture des frontières et, comme c’est désormais la coutume, complainte dans une instance régionale sur la pénibilité de devoir partager le même espace géographique que le turbulent voisin haïtien. À l’interne, pour des raisons manifestement électoralistes, il multiplie les appels du pied à l’extrême-droite et son antihaïtianisme primaire. Avec quelques succès. À la suite des autorités dominicaines punissant sévèrement les Haïtiens en les privant de visas à 400 dollars, de produits alimentaires douteux à 3 millions de dollars par jour et d’armes et munitions passant nombreuses par la frontière; la fédération nationale des travailleurs de transport social chrétiens refuse de transporter des Haïtiens dans ses bus.

Côté Ouest, un mélange hétéroclite de politiciens,de nationalistes et de profiteurs de tout bord pressés de récupérer la reprise de la construction du canal par des paysans haïtiens, livrés à eux-mêmes, cherchant à irriguer leurs terres.  Derniers profiteurs en date, l’équipe du Dr Ariel Henry qui, hier, a sorti un communiqué pour annoncer qu’elle prendrait « toutes les dispositions afin que l’irrigation de la plaine de Maribahoux se fasse dans les normes, sous la supervision notamment des ministères de l’Agriculture des ressources naturelles et du développement rural et de l’Environnement ».  Le communiqué n’explique pas comment l’État compte s’y prendre pour superviser des travaux publics débutés, un beau matin, par des citoyens lambda sur le domaine public de l’État. Car, dans les faits, c’est bien de cela qu’il s’agit.

L’Etat haïtien n’a pas la maîtrise de l’ouvrage en cours. Vous me direz qu’il ne maîtrise rien, et vous aurez raison, mais la réalité n’en est pas  moins que ces travaux ne sont pas siens. Et, si des deux côtés, de l’île, nous n’avions affaire à des bluffeurs, des populistes à deux balles, c’est cette réalité qui aurait été au cœur des discussions. Certes, il importe de rappeler l’histoire de ce canal, les longues et frustrantes tergiversations des deux côtés de l’île et l’arrogance périodique de l’État dominicain sur la question. Il est tout aussi fondamental de parler du droit international, notamment en matière de conflits liés à l’eau, pour bien asseoir les revendications haïtiennes. Il faut toutefois se garder de passer sous silence et ignorer complètement la réalité : la construction de ce canal est le fait d’individus haïtiens et non de l’État haïtien. Et le droit international ne s’embarrasse généralement pas d’individus.

C’est le droit haïtien qui traite des travaux publics entrepris en Haïti. De la Constitution, au code civil, au décret du 22 septembre 1964 sur le fermage des biens du domaine privé de l’État – qui, malgré la précision de son titre, parle également du domaine public. L’article 36.5 de la Constitution précise les limites du droit de propriété qui  « ne s’étend pas au littoral, aux sources, rivières, cours d’eau, mines et carrières. Ils font partie du domaine public de l’État ». Les articles 441 et suivants du Code civil sont consacrés au domaine de l’État que le décret de 1964 divisera entre domaine public et privé (article 3). La rivière Massacre fait partie du domaine public de l’État et, à moins d’un changement de constitution, elle le restera, n’étant susceptible ni de déclassement vers le domaine privé ni de don ou de vente vers le foncier privé. Des travaux de canalisation sur la Rivière Massacre relèvent de l’État haïtien et uniquement.

Sauf que, voilà, l’État haïtien a failli. Dans ses territoires perdus, des chefs de gangs, « leaders communautaires » autoproclamés, assurent les fonctions régaliennes de protection, comme un ersatz de l’exercice normal de la violence légitime par l’État haïtien. Hier, l’ONU dont le Conseil de sécurité venait de déprogrammer la séance du jour sur l’envoi d’une force multinationale en appui à la police haïtienne, a tout de même pris le temps de demander un couloir humanitaire parce que, depuis bientôt 3 ans, pour mieux aider Haïti, ses agences se sont réfugiées près des stations balnéaires de la République Dominicaine.

Un État failli ne se lance pas dans la construction de grands ouvrages. Son peuple, livré à lui-même, se débrouille seul. Pour se protéger des gangs. Pour éduquer ses enfants. Pour irriguer ses terres. Jusqu’à ce que des opportunistes voient là un moyen de se créer du capital politique, d’un côté de la frontière comme de l’autre.

La Rivière Massacre cache un petit secret. Elle s’assèche. Des (propriétaires) dominicains et des (agriculteurs) haïtiens se sont longtemps entendus pour déboiser la forêt tout le long de la frontière pour la production du charbon et de cultures annuelles via le brûlis. En conséquence , les précipitations comme le débit des rivières vont s’amenuisant. La multiplication, dans la région frontalière, des puits, des fontaines publiques et des entreprises de ventes d’eau par camions attestent de la gravité de la situation.

Depuis au moins un siècle – les traités bilatéraux remontent aux années 30 – l’Etat dominicain s’est attaché à garder l’eau pour lui, aidé tantôt par le laxisme, tantôt par l’absence de l’État haïtien. La proactivité de membres de la population de Ouanaminthe est une donnée nouvelle. En mai 2021, une déclaration lue conjointement par les deux gouvernements avait suffit pour mettre fin à la crise … et à la construction du canal suite à l’assassinat du président haïtien. En 2023, la République Dominicaine s’essaie à un bras de fer commercial dont les conséquences pratiques sur Haïti ont pourtant déjà été testées, en 2019, lorsque nous fûmes réduits à manger lokal en temps du peyi lòk. Les risques sont donc définitivement plus importants du côté dominicain. Haïti n’a guère de raison de bouger de sa ligne.

Nous bougerons bientôt toutefois. Pas à cause des Dominicains mais parce que nouvo chanson dire 3 mwa. Bientôt, la construction du canal subira le sort du bwa kale et autres actes de résistance populaire cooptés par les politiciens et autres influenceurs des réseaux sociaux qui s’en désintéresseront et laisseront les paysans à leur sort; comme le reste de la population haïtienne dont le démocide a cessé d’émouvoir.