Depuis les évènements des 6-7 juillet 2018, les prédictions de guerre civile et de génocide en Haïti ses sont multipliées. Chacun y va de sa petite analyse mais l’essentiel se résume à une main cachée (internationale, blanche, occidentale) qui travaillerait à détruire de l’intérieur la première République noire. Les comparaisons avec le Rwanda se font courantes. Pour justifier l’abus du terme « génocide » certes mais surtout pour appeler de tous ses voeux l’arrivée d’un homme fort qui placerait ce peuple d’analphabètes, d’inconscients, de puant-forts, sous coupe réglée.
Le fascisme céans est très prégnant. Dans les faits, et à tout le moins politiquement, Haïti est un pays d’extrême-droite où un capitalisme débridé et un moralisme outrancier se sont donnés rendez-vous pour détruire le moindre semblant d’humanité. Les inégalités, les discriminations sont naturalisées à un point tel qu’elles ne dérangent personne ou presque.
C’est le milliardaire haitien Gilbert Bigio – accessoirement récemment sanctionné par le Canada après l’avoir été dans les années 90 par les États-Unis d’Amérique – expliquant, lors d’une entrevue accordée au Jewish Telegraphic Agency, après le séisme du 12 janvier 2010:
Je ne pense pas qu’il y ait du ressentiment contre les gens qui sont riches ici. […] Si vous savez gérer le succès, les gens vous admirent au lieu de vous détester. […]
Haïti n’a pas toujours été un pays pauvre. Quand Haïti comptait 3 ou 4 millions d’habitants, tout était beau. Mais entre 1950 et aujourd’hui, la population a presque triplé. […]Si la plupart des Juifs sont partis, c’est parce qu’ils espéraient vivre dans un pays développé, où leurs enfants pourraient se marier entre eux.
C’est également l’avocat Salim Succar – lui aussi sur la liste des sanctions canadiennes – maintenant – pour le présentateur Wendell Théodore qui ne le relève pas – que la classe moyenne (aisée) qui est la sienne est la principale victime de la situation actuelle puisque les gangs ne kidnappent pas Ti Pyè et Ti Jak. Certes, Ti Pyè et Ti Jak sont kidnappés régulièrement mais leurs noms ne circulent pas dans les groupes WhatsApp des habitants des beaux quartiers pour demander qu’on les libère. Non, la femme de Ti Pyè se débrouille dans l’ombre, avec l’aide de la tante qui a un bric à brac miteux, pour trouver quelques milliers de gourdes à verser pour la libération de son homme. De temps à autre, un reportage d’une chaîne de télé internationale nous rappelle leur existence mais bon ils n’avaient qu’à pas être pauvres dans un pays où 8 personnes sur 10 sont pauvres.
La classe moyenne de Succar vit dans un monde à part. Un monde où l’on se débrouille aussi mais autrement. Un monde où l’on contribue à affaiblir l’État pour faciliter son accaparement. Un monde où des avocats participent allègement à la destruction du système judiciaire puis s’étonnent que les gangs puissent agri en toute impunité. Puis, un jour, les gangs arrivent chez eux, dans leurs quartiers huppés, et les nuits sous des pluies de balles ne sont plus l’apanage exclusif des quartiers dits de non droit. La situation Ti Jak risque de devenir celle de Salim et ce n’est pas acceptable. On crie à la guerre civile, on crie au génocide alors que lorsque P. vivait la même situation, en 2019, à Martissant, il n’y avait là rien de plus normal.
Cette semaine, la rhétorique du génocide et de la guerre civile est de retour dans l’actualité. Le Rwanda aussi. Certes, les mots ont leurs sens. Pour l’Organisation des nations unies (ONU), pour parler de génocide, « il faut démontrer que les auteurs des actes en question ont eu l’intention de détruire physiquement un groupe national, ethnique, racial ou religieux ». La guerre civile suppose une volonté de prise de contrôle du pouvoir politique, de l’État. Des affrontements entre gangs armés ne constituent ni un génocide ni une guerre civile. Le fait qu’ils conduisent à une situation où l’État haïtien ne contrôle plus rien procède du fait que depuis quelques temps il est devenu un corps politique en déliquescence qui ne contrôlait déjà plus grand chose.
Ce n’est pas la première fois dans l’histoire de l’humanité que des bandes armées imposent leur volonté. C’est même assez courant. Le théoricien de l’État Charles Tilly y voit même les débuts de l’État. War makes the State, écrivait-il. L’Etat est né de la guerre, voire même, pour s’aligner sur Hobbes, de l’état de guerre. L’État créé toutefois, le maintien de son existence passe par le contrôle de (la guerre sur) son territoire. C’est l’État wébérien caractérisé par le monopole de la violence (légitime). L’Etat qui perd ce contrôle, comme c’est le cas de l’État haitien, a failli à la plus régalienne de ses missions, sa raison d’être : assurer la sécurité. D’autres entités prennent le relais : gangs, seigneurs de la guerre, forces étrangères … avec des résultats différents : Haïti, Rwanda, Kosovo. Dans tous les cas, la stabilité passe par le retour de l’État territorial.
Voilà pourquoi depuis la fin des années 90, des auteurs comme Mary Kaldor tirent la sonnette d’alarmes sur le retour des guerres pré-modernes. Tropisme occidental de la discipline oblige, ce « retour » fait référence à la période précédant, en Europe, l’institution du pouvoir absolu du monarque. L’époque où, à tout moment, le Duc de X pouvait se lever un matin, décider de défier le roi et entrer en campagne contre lui. L’époque avant la centralisation, avant la curialisation, avant l’État moderne. Plus critique quant à cette vision européocentrée du monde, le professeur Bertrand Badie s’est plutôt attaché à décrire les échecs de l’État importé, en Afrique et en Haïti notamment. Une greffe qui a mal pris, n’a pas pris et qui a causé plus de problèmes qu’elle n’en a résolus.
Naturellement, les réflexions de celleux qui parlent de génocide ou de guerre civile en Haïti ne vont pas aussi loin. Leur Haïti est touchée. Elle a du mal à rester différente et il est temps que le Blan intervienne pour que le pays revienne à la normale où seulement 80% de la population vit dans une inquiétude constante. L’utilisation abusive de ces termes vise à faire bouger une communauté internationale qui, comment le dire poliment, ne veut pas.
En 2005, l’assemblée générale de l’ONU a introduit la responsabilité de protéger (sa population) comme une obligation de l’État dont le manquement peut entraîner une intervention internationale. Deux cas sont alors envisagés : 1) l’État ne veut pas et il s’agit d’un État voyou dont il faut changer le régime ou 2) l’État ne peut pas et il s’agit d’un État failli qu’il faut construire. Un troisième cas, qui est le nôtre, est celui où la situation n’intéresse personne. Il y a bien un État qui ne peut pas mais la communauté internationale, elle, ne veut pas. Et, je suis au regret de dire que de crier à la guerre civile ou au génocide ne la fera pas changer d’avis.
Le seul soutien à attendre de cette communauté est un soutien aux élections générales. Ce qui, nonobstant l’opposition des anti-démocrates, n’est pas une mauvaise chose. Nous subissons en ce moment la loi de caïds qui ne nous sont redevables en rien: Ariel Henry et son gouvernement, Barbecue, Vitelhomme, Ti Makak … Il est grand temps de faire un effort collectif pour restituer Haïti à un gouvernement et des institutions légitimes. Mais, il est vrai que, comme le dit une amie, nous sommes nombreux à préférer que le Blan vienne résoudre nos problèmes à notre place. La rhétorique de la guerre civile et du génocide a donc de beaux jours devant elle.
Et la conspiration est profonde. Dans des échanges sur WhatsApp, je me demandais pourquoi Ariel Henry qui présidait au lent démocide de son peuple aimait tant parler en son nom. Le croirez-vous, lecteur.rice? Ce n’est qu’en relisant la conversation ce matin que je me suis rendue compte que mon téléphone avait corrigé le mot pour le remplacer par génocide. Mêmes les textes prédictifs, pardon l’intelligence artificielle, sont dans le complot.