Je n’ai pas voulu parler de la mort de Fidel Castro. Je n’aime pas parler de la mort; j’accepte son inéluctabilité mais elle ne m’inspire guère. Je n’aime pas parler de Castro; je n’ai jamais trop su comment me sentir par rapport à lui. Aussi, avais-je résolu de laisser parler les autres, du très (trop?) effusif Justin Trudeau, saluant le départ d’un « leader plus grand que nature, [qui] a consacré près d’un demi-siècle au service du peuple cubain », au trumpien Donald Trump dénonçant « un dictateur brutal qui a opprimé son propre peuple », en passant par le très mesuré Barack Obama laissant le soin à l’histoire de juger « cette figure hors norme ».
En Haïti aussi, j’ai voulu laisser parler les autres. Généralement effusifs, particulièrement castristes, ils ont salué le départ d’un grand ami d’Haïti – qu’il fut sans aucun doute – et un dirigeant exemplaire – qu’il fut moins sans aucun doute. Les réactions dans nos médias – traditionnels comme sociaux – sont quasi-unanimes, à quelques rares exceptions près. J’ai vu un ami de ce blogue bien malmené sur Facebook pour avoir osé se désolidariser de ce concert d’hommages. Fidel Castro a la côte chez nous. Il sied de le comprendre et d’agir en conséquence. Même le silence devient suspect. Pourquoi ne dites-vous rien?, me demande un lecteur, puis deux, puis trois, puis d’autres. – C’est compliqué. J’écrirai peut-être un billet à ce sujet. – Alors, nous l’attendrons.
Ce billet n’est pas né sous la pression publique. Il vient d’une conviction. La même qui soutient chacune de mes publications sur ce blogue. Celle que, au final, j’ai quelque chose à dire. Sur Fidel Castro. Sur mon malaise quand il s’agit de parler de lui. Sur ce qui me dérange dans ce concert de louanges.
Si je suis la première à saluer les avancées du Cuba de Castro en matière d’éducation et de santé, et sa grande ouverture d’esprit quant à l’écologie, je n’ai jamais pu lui pardonner d’avoir été et d’être encore le poster boy de la « dictature éclairée ». Celui qui servira de référence aux apprentis autoritaires, toutes régions du monde confondues, pour justifier les pires exactions au nom du bien public. Fidel Castro, c’est un peu le Héros des dictateurs prompts à voir en lui la souveraineté de l’État fait homme. C’est le président syrien Bachar el-Assad, démocide de son état, se drapant « subtilement » dans l’héritage du «grand leader Fidel Castro [qui] a mené la lutte de son peuple et de son pays contre l’impérialisme et l’hégémonie pendant des décennies». C’est le président philippin Rodrigo Duterte, assassin de son état, s’installant dans la suite de celui qui s’est illustré en «se levant contre l’Ouest et l’impérialisme». C’est le nombre incalculable de politiques autoritaires, ici et ailleurs, en Amérique du Sud comme dans les Caraïbes, en Asie comme en Afrique, prétextant d’un combat nationaliste contre l’impérialisme occidental, pour priver leur peuple de sa liberté. Pour son bien. Ce qui revient à le traiter en mineur.
Les arguments pour traiter un peuple en mineur sont tous basés sur une vision fondamentalement négative et inégalitaire. Dans Le Léviathan, Thomas Hobbes, présente le Contrat social comme un contrat inégal et nécessairement totalitaire parce que l’homme naturel étant un loup pour l’homme, la seule façon d’assurer la sécurité et mettre fin à la guerre de tous contre tous est l’abandon total de tous les droits naturels de l’homme à un monstre sécuritaire avec droit de vie et de mort sur tous les citoyens. Ce monstre froid, c’est l’État et donc, dans la tradition autoritaire, de Louis XIV à Duvalier, le Chef Suprême, le Líder Máximo. Définitivement supérieur, il ne peut être de la même race que ceux qu’il dirige. Ces hommes qu’il domine, pour leur bien, ne doivent pas être assez humains ou alors lui est un dieu. Pour pouvoir, en toute justice, décider seul de ce qui est bien pour l’autre, il faut, soit lui enlever son humanité, soit s’ériger en divinité puisqu’il s’agit, dans les faits, de lui enlever sa capacité de penser pour lui-même.
Cuba sous Castro c’est le règne du parti unique et donc de la pensée unique. Interdiction de questionner le système pour soi établi. Il faut se conformer ou finir dans les unités militaires d’aide à la production (UMAP). Les homosexuels, les prêtres catholiques, les antimilitaristes, les poètes, les opposants à la révolution … tous ces déviants n’ayant pas eu l’intelligence de saisir la grandeur et la justice de la révolution castriste seront
forcés de travailler gratuitement dans les fermes d’État de 10 à 12 heures par jour, du lever au coucher du soleil, sept jours par semaine, recevant une alimentation pauvre composée de riz et nourriture périmée, d’eau non potable, utilisant des assiettes sales, entassés dans des casernes pleines, sans électricité, latrines, pas de douches, les immigrés reçoivent le même traitement que les prisonniers politiques. – Cour Interaméricaine des Droits de l’Homme, 1967
Un million de Cubains préféreront et réussiront à fuir l’île. Les autres, ceux qui surent éviter de finir dans les UMAP, deviendront, par les bienfaits du service civil et de l’économie planifiée, de parfaits citoyens cubains, simples rouages d’une machine bien huilée. La « réussite » de Cuba c’est un peu le cauchemar de Hannah Arendt: l’institutionnalisation et la naturalisation de l’homo laborans, bon qu’à travailler, manger, dormir et recommencer. C’est l’homme-technicien dont l’éducation est d’abord vectrice de conformité à la pensée établie.
Il est une raison pour laquelle Cuba se démarque dans la médecine – technique basée sur une science (de la nature) exacte et précise – ou dans le ballet classique – technique basée sur un art (de la scène) exact et précis. C’est qu’à Cuba, il n’y a pas de place pour l’interprétation (deuxième niveau de savoir chez Jürgen Habermas) ou la critique (troisième niveau de savoir). Lorsque, dans la pure tradition sophocratique de Platon, un « dictateur éclairé » décide, seul, pour le bien commun, il n’est pas permis d’en discuter le sens des intentions. Le fait emporte le risque d’étendre la compréhension intersubjective entre les individus et ainsi déclencher un processus d’auto-réflexion au potentiel émancipatoire puisque réhabilitant la praxis, au sens aristotélicien de la discussion politique entre les citoyens.
Fidel Castro, et c’est tout à son honneur, a accompagné les mouvements de libération sur tous les continents. L’Afrique lui doit une fière chandelle. Lui qui a réussi à transformer une petite île de quelques millions d’habitants, en pleine Amérique des Américains, en enjeu (et acteur) géopolitique majeur pendant la Guerre Froide. La politiste en moi ne peut s’empêcher d’être admirative. L’humaniste en moi se réjouit qu’il ait été si foncièrement anticolonialiste et anti-apartheid. Alors que le monde hésitait à condamner le condamnable, il s’engagea longuement et activement dans la lutte pour la liberté des peuples. J’aurais souhaité qu’il se soit autant intéressé à la liberté du sien.
La révolution castriste est arrivée à un moment où la corruption et les inégalités économiques avaient atteint des niveaux jusque-là inégalés. Une succession de gouvernements antidémocratiques avait, pendant des décennies, mené et entériné une politique de violations systématiques des droits et des libertés du peuple cubain. La société cubaine sous Fulgencio Bautista en était une de déséquilibre profond où « les 40 % les plus pauvres de la société recevaient 6,5 % du revenu national pendant que les 10 % les plus riches recevaient 38,8 % de ce revenu », où « 65 % des médecins et 62 % de la capacité en lits d’hôpitaux étaient situés à la Havane » [ 22 % de la population en 1950] et où les familles de paysans habitant dans les campagnes souffraient de sous-alimentation, de sous-éducation, d’accès restreint à la propriété et à la santé. La révolution était donc plus que souhaitable, elle était nécessaire.
Toutefois, et sans rien enlever à la lutte de Castro contre ces inégalités, il importe sans doute de rappeler que, comparativement au reste du monde, le niveau de vie des Cubains était plutôt élevé. L’atlas Ginsburg, reprenant les chiffres officiels du gouvernement, plaçait Cuba au rang de 22ème puissance économique de la planète avec un revenu par habitant similaire à celui de l’Italie, un faible taux de mortalité infantile, une espérance de vie élevée et une population analphabète à 22%, soit la moitié de la moyenne mondiale à l’époque. Ce n’est donc pas un pays pauvre et à la dérive que l’avocat militant mène à la révolution. C’est un pays dynamique, comme sa culture, où l’on compte 129 magazines et 58 quotidiens, avec 135 cinémas dans la capitale. Un demi-siècle plus tard, en 2009, il n’en restait plus qu’une vingtaine, le cinéma, c’est bien connu, c’est dangereux; cela laisse penser.
Au fait – horloge cassée oblige – c’est François Hollande qui a raison. « [Castro a] incarné la révolution cubaine, dans les espoirs qu’elle avait suscités puis dans les désillusions qu’elle avait provoquées. » Des désillusions résultant d’une libération liberticide. Une libération qui prétend, pour le bonheur du peuple, lui enlever tout agencement personnel.
Fidel Castro était cet homme d’État qui, à la tribune des Nations-Unies, n’en finissait jamais d’invectiver et de dénoncer les puissants de ce monde. Il détient le record (4 heures et 29 minutes) du discours le plus long dans une assemblée où la grandiloquence n’est pourtant pas rare. En 1998, il a gratifié le peuple cubain d’un discours de politique générale de 7 heures et 15 minutes, sans une seule interruption.
Il avait la loi de sa bouche et savait en user, mais n’a pas laissé les autres avoir la leur. Sur ce blogue, une telle position sera toujours sacrilège.
Madame! Une objectivité rare. Peut-on savoir, à partir de ce papier, si vous êtes castriste ou anti castriste? Non ! Votre objectivité est admirable.
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Waou !
La portion du verre à moitié pleine.
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