Depuis quelque temps, je me questionne sur notre acceptation graduelle de l’inacceptable. Je me suis intéressée à notre indignation sélective. Je me suis penchée sur notre recherche égoïste de solutions. Je me suis arrêtée aux dynamiques dangereuses de cette nation d’humiliés qui est la nôtre, me suis désolée des tristes répétitions d’une histoire piégée dans l’évènementiel et me suis laissée aller à rêver à un changement de régime (Simiand) et de niveau (Touraine) d’historicité. Le questionnement continue toutefois et, de temps à autre, il est comme un éclair, une indication de plus, qui se présente à moi, comme pour m’aider à démêler, un tout petit peu plus, le long et tortueux écheveau de notre déchéance.
Ces derniers temps, je me retrouve souvent à discuter religion et aliénation. Il n’y a pas longtemps, lors d’un cours sur la pensée (politique) chrétienne, un étudiant en première année de droit, un jeune Haïtien, m’a demandé s’il était vrai que c’était écrit que « le Mal est Noir ». J’ai préféré prendre une tangente et parler colonisation européenne en Afrique, esclavage occidental en Amérique, massacre allemand des Hereros, démocide belge au Congo. Je l’ai invité, lui et ses 186 collègues, à identifier dans chaque événement, la couleur de peau de ceux qui paraissaient incarner le Mal. Cela les a fait rire. Découvrir des choses aussi. Ils ne savaient pas.- Pourquoi ne nous apprend-on pas ces choses, Professeure?- Mais voilà que je vous les apprends.
Je les ai invités à continuer le voyage, avec moi, au-delà de l’histoire des « Noirs », vers la Shoah, les guerres de l’opium, le massacre des Algériens ou encore les plus de 2000 attaques directes des États-Unis d’Amérique contre des pays de tous les continents résultant en des dizaines de millions d’êtres humains massacrés par un empire qu’on nous dit bienveillant. Ils avaient compris. Un étudiant très chrétien a bien fait remarquer que, du reste, dans la Bible, rien ne dit que Cham était Noir et que, par conséquent, mais nous n’étions pas à l’école du dimanche, et avions résolu d’un commun accord de revenir à Saint Augustin, Saint Thomas d’Aquin et leurs compagnons.
Même s’il n’a aucune prétention à établir une nouvelle doctrine politique, le christianisme s’intéresse de près aux relations entre État et société. Dans le Nouveau Testament, les 14 épîtres de Saint Paul définissent l’approche politique de l’Église : « il n’est de pouvoir que de Dieu et ceux qui existent sont institués par Dieu ». Aussi, le chrétien doit-il obéissance au chef, d’autant que ce dernier est institué par le Chef Suprême; d’où une nette préférence pour la monarchie. Après tout, Jésus n’est pas parti nous préparer une place dans sa République mais dans son Royaume.
Saint Thomas d’Aquin trouve à cette préférence trois raisons qu’il pose en autant d’axiomes :
- Théologique : l’exercice royal du gouvernement peut être comparé à l’organisation de l’église chrétienne
- Philosophique : l’art imite la nature et la nature étant souvent ordonnée autour de l’unité, la société politique doit se modeler sur la nature et chercher l’unité, or le pouvoir unitaire est la royauté.
- Historique : l’Histoire prouve que les gouvernements sans roi sont la proie des discordes des luttes, et qu’ils vont à la dérive.
Ce dernier argument, presque mot pour mot, m’est revenu à la fin de l’année, lorsque, en réponse à la question « quel serait le meilleur régime politique pour Haïti? », la dictature l’emporta, haut la main, avec 44%. La démocratie arriva bien en second avec 32% mais, en plein 21ème siècle, après la fin de l’Histoire, dans un pays qui a connu les Duvalier, ce triomphe de la dictature chez des étudiants en droit et en sciences politiques interpelle. Le pourcentage passe à 56% lorsqu’on y inclut les autres formes de gouvernement monocratiques (monarchie, 8%; tyrannie, 2%; totalitarisme, 1%; présidence à vie 1%). Dans tous les cas, l’argument majeur semble être que le peuple haïtien est trop bête, trop pauvre, trop ignare, pour profiter de la démocratie. Ancien esclave, il lui faudrait un maître pour lui dicter ce qu’il faut faire. Sinon, et « l’Histoire le prouve », c’est le désordre et le chaos, avec un peuple agissant comme des bêtes sauvages.
Le fait qu’ils soient eux-mêmes descendants de personnes anciennement asservies ne semble pas autrement les concerner. Ils ne parlent pas d’eux-mêmes, eux sont éduqués. Ils parlent des autres, ces pauvres malere qui ne savent pas et qu’il faut mener à la civilisation. Les voilà reprenant à leur compte le « fardeau de l’homme blanc ». Ces jeunes qui me demandaient pourquoi personne ne leur apprenait ces choses, ne se rendaient pas compte de la facilité avec laquelle ils se glissaient dans la peau d’un Jules Ferry insistant sur la nécessité de « dire ouvertement qu’en effet les races supérieures ont un droit vis à vis des races inférieures … parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont un devoir de civiliser les races inférieures« . Les voilà, comme Victor Hugo, décidés à résoudre le « problème » de civilisation du peuple haïtien.
Le dimanche 18 mai 1879, un banquet commémoratif de l’abolition de l’esclavage réunissait, chez Bonvalet, cent vingt convives.
Victor Hugo présidait. Il avait à sa droite MM. Schoelcher, l’auteur principal du décret de 1848 abolissant l’esclavage […]
Il y a eu un incident touchant. Un nègre aveugle s’est fait conduire à Victor Hugo. C’est un nègre qui a été esclave et qui doit à la France d’être un homme.
[C’est nous qui soulignons]. Voilà donc des Blancs se félicitant d’avoir fait des Noirs des êtres libres, quatre siècles après les avoir réduits en esclavage. Victor Hugo n’hésite pas à s’en enorgueillir, invitant à :
à constater ce détail, qui n’est qu’un détail, mais qui est immense: au dix-neuvième siècle, le blanc a fait du noir un homme; au vingtième siècle, l’Europe fera de l’Afrique un monde.
(Applaudissements.)
Refaire une Afrique nouvelle, rendre la vieille Afrique maniable à la civilisation, tel est le problème. L’Europe le résoudra.
Naturellement, cette Afrique nouvelle n’est pas celle du nègre devenu homme. Elle est celle du « trop-plein [que l’Europe est invité à déverser] dans cette Afrique, et du même coup [résoudre ses] questions sociales, change[r] [ses] prolétaires en propriétaires ». Aujourd’hui, un siècle plus tard, l’Afrique et ses 1,1 milliards d’habitants ne possèdent que 1.1% de la richesse mondiale alors qu’elle continue, au nom de la civilisation, de regarder piller ses ressources. Des auteurs occidentaux ont identifié le mal: c’est la malédiction des ressources. Une maladie imaginaire pour cacher/justifier l’exploitation patente de l’Afrique au nom de la marche civilisationnelle.
Dans la Perle des Antilles, des descendants d’esclaves, s’essaient à coloniser leurs frères moins fortunés, ces malere, paresseux, engendreurs de ti vòlè. Cette semaine, le concert dispendieux d’un chanteur français nonagénaire parlant de ses vingt ans a ravivé le débat sur le colorisme et cet affairisme particulier (des suceurs et de leurs maîtres) qui, chez nous, y est lié. Certains l’ont voulu réduire à une affaire d’argent mais cela reviendrait, pour reprendre une expression bien de chez nous, à ne pas souffrir de la maladie que l’on a. Le problème est plus profond. Notre Dieu est Blanc. Notre « élite » se rêve Blanche. Notre « classe moyenne » aussi. Aussi, avons-nous des réflexes de colons. Pour justifier l’injustifiable. Pour piller en bonne conscience. Pour maintenir, par et dans le malheur des autres, un monde factice où Haïti est pour nous, et nous seuls, différente.