Nos pauvres ne volent pas assez

Le billet d’hier sur le malencontreux tweet du chanteur de compas – encore un autre – Joseph Zenny a fait accourir sur la page Facebook de ce blogue nombre de défenseurs venus des quatre coins de l’Internet haïtien, nous prier de ne pas laisser parler nos émotions, mettre de côté notre hypocrisie et admettre la réalité des faits : les enfants des ti malere ont 99% de chance de devenir des zenglendo.

Nous savons que c’est vrai parce que quelqu’un a tiré une probabilité statistique d’on ne sait où pour justifier ses préjugés de classe. En bons esprits contrariants toutefois, nous proposons, en guise de contre-arguments, quelques faits et statistiques, avec des sources, cette fois, qui montrent que, à tout le moins, les pauvres ne volent pas assez.

C’est presqu’une tautologie à ce stade : Haïti est pauvre. La nation la plus pauvre de l’Amérique dont elle est le seul pays moins avancé. Le seul pays avec un indice de développement humain faible (0.493) de la région.

D’après les dernières données de la Banque mondiale, dans ce pays très pauvre, le revenu national brut est de 780 dollars, 58.5% de la population vit en-dessous du seuil de pauvreté, avec moins de deux dollars par jour, tandis que 24% survit en extrême pauvreté, avec moins d’un dollar par jour.

L’UNICEF – qui n’est pas une banque et est plus préoccupée par des questions sociales que des dollars – se fait plus sévère avec ses chiffres. La population vivant sous le seuil de pauvreté est estimée à 78% et celle en extrême pauvreté à 56% (soit le pourcentage d’Haïtiens vivant en situation d’insécurité alimentaire selon la Commission Nationale de la Sécurité Alimentaire). C’est que, dans ce pays très pauvre, 20% de la population contrôle 63% des richesses alors que les 40% les plus pauvres n’en contrôlent que 9%.

Comme partout ailleurs, ce sont les enfants qui sont les premières victimes de ces inégalités. Toujours selon l’UNICEF, sur 10 enfants, 4 vivent dans la pauvreté absolue et 7 souffrent d’une forme ou d’une autre de privation. Ils sont 5 à vivre dans « des foyers surpeuplés et décrépits, dorm[ant] souvent à même le sol en (de) terre », 4 à vivre dans des logements sans toilettes, 2 à ne pas avoir accès à l’eau potable, 3 à n’avoir jamais été vacciné et au moins 1 n’ira jamais à l’école. Avant l’âge de cinq ans, 10% des enfants haïtiens « sont victimes de malnutrition aigue et sont à risque de maladie à long terme et aux déficiences mentales ». Mais bon, s’ils ont 99% de chance de finir « ti vòlè »…

Si la statistique tient – elle ne tient pas mais faisons semblant – 70% de nos enfants ont 99% de chance de se transformer en zenglendo. Cela équivaut, grosso modo, à une probabilité globale de 69 ti vòlè sur 100. L’agōgē spartiate, qui avait pourtant élevé le vol au stade de vertu, n’a pas dû espérer mieux. Nous serions donc en droit de nous attendre à une population majoritairement composée de bandits mais voilà que nous affichons l’un des taux de criminalité les plus bas de la région. Quelque chose cloche et il importe de savoir quoi.

De nombreux enfants autoproclamés de ti malere se sont empressés de présenter leurs personnes et celles de leurs frères et sœurs comme autant de preuves que ces enfants deviennent souvent des membres productifs et tout-à-fait honorables de la société. De bons samaritains leur ont expliqué qu’ils étaient l’exception qui confirme la règle. Mais quand l’exception est plus fréquente que la règle, la règle est-elle encore la règle ?

Pendant longtemps, « la conception misérabiliste de la délinquance » (Maurice Cusson, 2008) a dominé les analyses des criminologues. L’image de Jean Valjean volant du pain pour nourrir des enfants affamés a la vie dure mais elle ne tient pas (plus ?) face à la réalité des faits. Les études en criminologie des cinquante dernières années concluent à l’absence de relation statistique entre le statut socio-économique et la délinquance déclarée (Hirschi, 1968 ; Cusson, 1981 ; Wright et al. 1999 ; Roche, 2001 ; Le Blanc, 2003). Rien ne semble indiquer que les familles pauvres seraient plus criminogènes que les familles riches. Les criminels viennent aussi bien des unes que des autres. Lorsque les premières ne transmettent pas des aspirations scolaires et professionnelles élevées à leurs enfants, ceux-ci se retrouvent sans ambition et plus susceptibles de commettre des délits. Lorsque les secondes cultivent chez leurs enfants le goût du risque et les protègent (au moyen de compensations financières) des conséquences de leurs incartades, ils finissent par s’imaginer à l’abri de toute sanction et se retrouvent, à l’insu de leur plein gré, chef de gang.

Dans les pays riches, Maurice Cusson (2008) constate désormais un intéressant paradoxe: « le rapport entre la pauvreté et la criminalité a(urait) changé de signe : c’est l’abondance, non la pénurie, qui multiplie les occasions de vols et de trafics illégaux ». On ne devient plus délinquant pour satisfaire des besoins essentiels. Le vol de subsistance (pain) est remplacé par le vol d’appareils dont on a envie (iPhone) , d’autant que la richesse augmente la quantité et l’accessibilité des biens à voler. Les vols, les deals de drogue, les kidnapping… sont d’abord et avant tout des moyens de faire la fête tout en jouant avec le feu. Ils participent d’une quête de frisson (Roche, 2006), mélange d’excitation, de plaisir et de peur dans lequel ne peut se reconnaître un enfant de malere préoccupé, nous l’avons vu, par sa subsistance.

En Haïti, près de la moitié des jeunes Haïtiens (48,9%) réside en milieu urbain, avec plus de 60% de cette population dans le Département de l’Ouest (IHSI, 2013). Chez les jeunes de 20 à 24 ans, ils sont 14% à avoir un emploi rémunéré, 16% en quête d’emploi et 70% en situation d’inactivité. Nos 7 enfants en situation de privation deviennent ainsi 7 jeunes adultes inactifs puis 6-8 adultes pauvres.

La situation est d’autant plus inquiétante que le taux de scolarisation consolidé est plus faible chez les jeunes que dans le reste de la population (42,7% contre 49%) et qu’à l’université, la part relative des jeunes est de moins de 1%. Or, si l’on se fie aux études précitées, les valeurs éducatives sont le plus grand rempart contre la délinquance dans les milieux défavorisés. Notre plus grande chance a toujours été que le parent haïtien – et surtout la mère haïtienne d’origine modeste – a une croyance absolue dans les bienfaits de l’éducation, allant jusqu’à y consacrer plus du tiers de son revenu, soit le plus pourcentage de la région. Voilà que, désormais, nous l’accusons d’égrener des ti vòlè, alors que nous encensons suceurs, entrepreneurs et politiciens véreux et autres raquetteurs nombreux.

Heureusement qu’elle n’a pas accès aux réseaux sociaux, lieu de prédilection de nos indignations sélectives. Heureusement aussi qu’elle vit sa vie loin de ceux dont l’Haïti est différente. Sinon, elle pourrait aussi se retrouver à vanter les vertus de la richesse plutôt que celles de l’éducation. Et, avec les deux tiers de la population à nos trousses, je crains que nous ne fassions guère long feu.

21 commentaires sur “Nos pauvres ne volent pas assez

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  1. J’ai toujours adoré la plupart de vos articles, mais d’après moi, celui la est la cerise sur le gâteau. Il est excellent a mon gout! Continuez!

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  2. Cet article est une validation de la maturité de vos valeurs et convictions. La théorie de la fatalité ou dirai je, une espece de déterminisme socio-économique tient bien la route aux USA quand on parle des noirs des quartiers pauvres (african-americains). Elle sert de cheval de bataille aux deux camps:
    – justifier les programmes affirmative action, du côté des activistes progressistes.
    – stigmatiser les noirs comme inférieurs par rapport aux caucasiens, du côté des ultra conservateurs
    On peut prendre l’un ou l’autre côté de l’argument pour arriver à la même conclusion. Admettre que les enfants des ti malere ont 99% de chance de devenir des zenglendo, ça peut être vu comme un argument raciste, mais il peut aussi être une justification pour des politiques publiques de justice sociale.
    Soyons carrés : il est un fait indéniable que ces enfants partent avec un déficit à la naissance.
    Le préjugé vehicule dans les echanges candides des ekites économiques de petites vertu, il y a des corrupteurs et des corrompus.
    Chacun choisit son camp. On considère ces enfants de la classe défavorisée comme les futurs corrompus. Ils représentent cette d’etre demographie pre-disposee a devenir des instruments de doublure pour les classes possedantes. Ils sont destinés à occuper des postes de l’administration publique ou la corruption et le chapardage sont des raccourcis d’émancipation sociale…
    ca change le débat

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