Tous les matins, crieurs dans le désert ou pas, je pars en randonnée dans un sentier aux pentes particulièrement ardues. J’essaie de respecter une promesse faite à mon enveloppe charnelle qui, depuis quelque temps, me réclame des muscles, à cor(ps) et à cris(sements). Quand on prend de l’âge, le corps ne pardonne pas et je sais de quel côté mon pain est beurré, aussi, l’angélus de 5h du matin me trouve-t-il en train de franchir la barrière pour 30 à 40 minutes de randonnée à travers bois.
La marche alterne entre footing, jogging et hiking, selon que la topologie capricieuse nous force, mes compagnons de sport et moi, à choisir l’un plutôt que l’autre. Elle est aussi exigeante qu’euphorisante. Nous avons tous commencé avec nos objectifs respectifs mais, au final, elle est devenue sa propre motivation. Ces quelques minutes dédiées à nos corps tous les matins sont autant de fleurs que nous déposons devant leur autel, par gratitude certes mais surtout, avouons-le tout net, par intérêt bien compris.
Une autre source de satisfaction nous arrive d’un endroit pour le moins inattendu. C’est un moment si chéri que nous nous regardons systématiquement, nous sourions et discutons du fait, comme pour témoigner de sa réalité. C’est notre point d’ancrage. Notre point d’Archimède, bien en dehors de nous, qui nous remplit instantanément d’une joie aussi absurde que vraie. Tous les matins, à 5h15 environ, nous rencontrons un des habitants de la zone marchant avec, collé contre son oreille, son appareil radio à volume maximal. Il écoute les nouvelles. Religieusement. À la même heure. Sur la même station de radio. Comme si sa vie en dépendait. Comme elle l’est sans doute, un peu.
Le peuple haïtien et la radio ont une longue et belle histoire dont un des plus beaux épisodes fut celui de l’agronome-journaliste, éditorialiste de légende et ardent défenseur de la démocratie, qui l’a tant aimé qu’il a donné sa vie pour lui. C’était l’époque où un bébé-dictateur et sa femme mégalomane s’exerçaient au pouvoir absolu. Par un beau jour d’octobre, le « Nouveau Monde »- journal officiel du régime – annonça que le bal de la dénonciation de la corruption et des violations des droits de l’homme était fini. La presse indépendante fut gentiment invitée à la fermer si elle savait ce qui était bon pour elle. En guise de réponse, Jean Dominique leur offrit un éditorial pour les âges où il leur expliqua que, au final, malgré les tentatives de tout teinter de rose:
les Haïtiens risquent un beau matin de se réveiller avec une odeur épouvantable, insupportable, une odeur nauséabonde, putride! Tout surpris, on se bouchonne la narine, on se demandera, «mais que s’est-il passé?» Comme la presse officielle ne le leur dira pas, ils iront chercher par eux mêmes …
et arrive alors ce moment où les aigris refusent de maigrir, où un peuple se soulève et exige des comptes. C’est qu’à vouloir museler la presse, on finit par se mettre à dos le peuple.
Le régime fit la sourde oreille – ou ne comprit pas – et orchestra le vendredi noir de la presse, le 28 novembre 1980. Des journalistes sont arrêtés, torturés, envoyés en exil ou, comme ce fut le cas du directeur de Radio Haïti, Richard Brisson, exécutés. L’on pensa garantir la soumission du peuple en fermant la bouche de la presse. L’on réussit le contraire et délia sa rage. Ce fut le début de la fin du règne des Duvalier. Le peuple, comme l’avait prédit, Jean-Dominique, partit chercher lui-même d’où provenait cette odeur nauséabonde … et se débarrassa du putois.
La radio a longtemps été – et à juste titre – considérée comme le média des pauvres. C’est un média qui pénètre jusque dans les moindres recoins parce qu’accessible, installé dans l’oralité et peu cher. Par la radio, les auditeurs, même les plus isolés, peuvent rester au courant de l’actualité, s’informer et se former sur ce qui les concerne eux et leurs voisins. Par la radio, ils sont sensibilisés à des problématiques pertinentes qui touchent à leur vie et à celle du pays. Par la radio, ils peuvent participer réellement d’une démocratie où le demos a son mot à dire car il sait de quoi on parle. Voilà pourquoi, quand on lui enlève sa radio, le demos se lève et se bat.
Nos meilleurs de l’après-Duvalier ont compris. Ils n’allaient pas demander aux journalistes de la fermer. Ils allaient remplir nos stations de suceurs, de trissotins et de pitres en manque de charlatan. Désormais, ils allaient saturer nos ondes radio de façon à étouffer la parole intelligente et juste. Le débat, dont la fonction d’éducation est importante pour le succès de la cité et de la démocratie, disparaîtrait progressivement de l’espace public pour être remplacé par l’affreux spectacle des hurleurs, des étourdis imbéciles et de tous ces humiliés qui espèrent, à force de contorsions, réussir à obtenir qu’on leur jette un os.
C’est ainsi que, l’année dernière, lorsque dans une méringue carnavalesque, le Président-chanteur s’attaqua à la journaliste Liliane Pierre-Paul, réduite à son sexe qu’il promit d’envahir de la plus brutale façon, il s’en trouva, comme il est de coutume, pour blâmer la victime – un symbole vivant de la résistance contre les Duvalier et une figure de proue du vendredi noir – et glorifier le viol. Ils firent si bien qu’aujourd’hui, le roi-bouffon – dont le dauphin est sorti vainqueur des présidentielles – fait tourner sur nos ondes une nouvelle méringue promettant une répétition à la journaliste, sans que cela inquiète outre-mesure; des confrères, nombreux, trouvant la blague belle et bonne.
Le peuple, peu informé de ce changement, continue d’écouter sa radio. De lui faire confiance. Sa radio est hurleuse. Sa radio est estomaquée. Sa radio décrie. Tout ira donc bien. Il est patient. Il sait attendre. Il ne sait pas toutefois que ceux qui crient aujourd’hui le font pour qu’on leur offre de la fermer, argent comptant. Il ignore que, à la radio aussi, comme pour les événements électoraux, on voit en lui le dindon de la farce et que le seul vrai débat est celui de savoir à quelle sauce il sera mangé. Mais arrivera le moment où:
les Haïtiens se réveilleront avec une odeur épouvantable, insupportable, une odeur nauséabonde, putride! Tout surpris, on se bouchonnera la narine, on se demandera, «mais que s’est-il passé?» Comme la presse hurleuse ne le leur dira pas, ils iront chercher par eux mêmes …
Bon appétit, messieurs (et dames)!