Il n’y a pas si longtemps, pour parler de notre accès légitime aux caisses de l’État, nous exigions, à cor et à cri, notre part du gâteau. Aujourd’hui, le peuple haïtien assiste aux efforts serpentins de ses fils et de ses filles pour s’assurer de sucer une menthe. En passant de la logique du gâteau à celle du bonbon, nous adhérons, encore plus profondément, et à notre manière, à l’hégémonique pensée néolibérale, ode économique impénitente à l’individualisme poussé.

Si dans l’image du gâteau se trouvait celle d’un partage, aussi inégal soit-il, avec la sucette, nous passons à un registre fondamentalement égoïste, sucer étant un acte profondément individuel. L’on pourrait même arguer que c’est un acte infiniment plus débilitant puisque détruisant l’essence avant de s’en prendre à l’existence. Au moins quand on est mangé, on l’est d’un coup et entièrement.

L’étymologie fait remonter le mot sucer à la racine indo-européenne seu (prendre un liquide). Sucer revient donc à aspirer le jus, l’essence, le suc d’une chose. Sucer l’État, c’est l’enfoncer dans son état de fragilité en le privant de sa substance, en n’en laissant plus que la pauvre carcasse décharnée. Mais qu’à cela ne tienne, nous pourrons en sucer les os. Jusqu’à la moëlle. Jusqu’à ce qu’il n’en reste plus ?

Trouver un endroit où sucer un os est un sport national. Il faut comprendre. Comme le rappelait un honorable député, sur les ondes d’une très populaire station de radio de la capitale, nos bouches à tous sont fendues. C’est une question de survie. Et survivent seulement ceux qui sont les plus agiles. Surtout de la langue, gage céans de flexibilité et de facilité. Flexibilité de l’humilié consentant habitué à ramper ; facilité à rejeter et cracher sur nos engagements passés. Dans un pays où l’ascenseur social est bloqué, on le lubrifie comme on peut. L’on se montre créatif. L’on se montre novateur. C’est à qui se montrera le plus intelligent, à qui manoeuvra le mieux. Pour s’en sortir. De préférence, seul.

Aux moralisateurs qui viendront ranser éthique, patriotisme et décence, nous répondrons, que si ce n’était pas nous, ce serait quelqu’un d’autre. Peut-être même eux, tiens. Alors, autant que ce soit nous. Charité bien ordonnée… En bon témoin de l’humiliation constante de la nation, nous avons eu l’intelligence de nous humilier en premier avant qu’on ne nous humilie avec les autres. La belle affaire ! Et même si nous avons honte – nous avons un sang aussi – nous garderons les yeux secs. Tant pis.

Au fond, nous le savons que ce dilemme n’en est pas un. En Haïti, ce n’est pas exactement « suce ou crève ». Il existe d’autres options. Plus respectables, responsables et dignes. Dignes de nos ancêtres dont les corps ont été anciennement asservis et qui méritent mieux que des descendants mentalement asservis. Mais, ce sont là des options difficiles à assumer lorsque l’on est entouré de suceurs. La peur de rater sa vie effraie et tétanise. Et c’est ainsi qu’un soir, fatigués d’être vampirisés, nous avons rejeté la lumière du jour, avons embrassé les ténèbres, et sommes devenus suceurs à notre tour.

22 réponses à « Suce ou crève »

  1. La précarité conjugée à un déficit d’éthique ?

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    1. Sans doute. Après tout, les sacs vides ne restent pas debout.

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  2. Un peuple affamé comparant leur patrie à de la nourriture..rien de bon ne peut en sortir..de la pure barbarie

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  3. […] certains d’entre nous, de la classe politique dégénérée, de la bourgeoisie compradore, de la petite bourgeoisie suceuse … Ils en concluent – et c’est là qu’ils se fourvoient – que le Blanc […]

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  4. […] pourtant été généralement alimentés en conseillers généralement peu crédibles, corrompus et suceurs émérites par ces mêmes organisations. Et voilà qu’aujourd’hui encore, nous nous apprêtons à […]

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  5. […] politique est une constante chez nous. Nos politiciens sont des brasseurs qui passent de l’extrême droite à l’extrême gauche, et vice-versa, au hasard des […]

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  6. […] se présente. Tels des Aristes, mettons nos Trissotins à l’épreuve et révélons-les pour les suceurs qu’ils sont. Nous avons droit à une information crédible et de qualité. C’est une question de droit […]

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  7. […] système, c’est nous. Nous qui l’acceptons, le nourrissons et lui permettons de se perpétuer. Il n’est pas une entité détachée. Hors de nous. Il ne survit et ne perdure que par […]

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  8. […] Nous savons tous que nos politiciens, qu’ils soient rouges, verts, blancs ou roses, ont et continuent régulièrement de nous gruger, parce qu’ils se savent pertinemment protégés par l’impunité que leur garantit notre […]

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  9. […] Forts de notre imperméabilité légendaire au ridicule, nous poussons le trait jusqu’à nommer des repris de justice à la tête de nos institutions. Comme cela nous sommes couverts, nos anneaux chez l’orfèvre étant non pas tant une épée de Damoclès qu’une garantie de notre adhérence aux hauts principes du sucement élevé au rang d’art. […]

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  10. […] n’allaient pas demander aux journalistes de la fermer. Ils allaient remplir nos stations de suceurs, de trissotins et de pitres en manque de charlatan. Désormais, ils allaient saturer nos ondes […]

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  11. […] faut prendre conscience du danger que comporte notre indifférence aux affaires du pays. Lorsque nous abandonnons l’espace public et/ou laissons à d’autre le soin de nous dire que penser, nous permettons à nos élus de […]

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  12. […] dans nos réseaux sociaux. Idem pour le sénateur. Nous savons tout sur ce que nous coûtent ces suceurs impénitents. Et nous savons nous leur crier notre […]

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  13. […] kakistocrassie qui put autant qu’elle tue. Et ce qu’en pense le Blanc, les pitres, les suceurs et les yeux secs™, eh bien, on s’en […]

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  14. […] que, désormais, nous l’accusons d’égrener des ti vòlè, alors que nous encensons suceurs, entrepreneurs et politiciens véreux et autres raquetteurs […]

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  15. […] nos salons des gens à la réputation sulfureuse. La rationnelle en moi raisonne en termes de suceurs et de nation d’humiliés mais je sais (sens) qu’il doit y avoir plus. Je crois que, en […]

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  16. […] continuent de questionner, d’investiguer, de dénoncer. Dans l’Haïti de Moïse, des suceurs en manque d’os, semblent surtout attendre le moment où ils seront nommés porte-parole du […]

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  17. […] pral chante sou lè li te genyen vent an, vin reveye deba sou koloris la ansanm ak biznis rakèt (yon seri sansi ansanm ak tout mèt yo) ki mache ak li a, nan peyi nou. Genyen moun ki te vle fè pwoblèm nan tounen yon senp pwoblèm […]

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  18. […] parlant de ses vingt ans a ravivé le débat sur le colorisme et cet affairisme particulier (des suceurs et de leurs maîtres) qui, chez nous, y est lié. Certains l’ont voulu réduire à une affaire d’argent mais […]

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  19. […] empêcherait à certains de se présenter aux prochaines élections. La vie reprendrait son cours. D’autres continueraient de se partager le gâteau national. Tout irait […]

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  20. […] des #fakenews, continuent de questionner, d’investiguer, de dénoncer. Dans l’Haïti de Moïse, des suceurs en manque d’os, semblent surtout attendre le moment où ils seront nommés porte-parole du […]

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Répondre à S’indigner ne suffit pas. Marcher non plus. – La loi de ma bouche Annuler la réponse.

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