Per fas et nefas

Le 3 janvier 2017, le Conseil Électoral Provisoire confirme l’élection, à 55,60 % des voix, de Jovenel Moïse à la présidence d’Haïti. Le Président élu annonce la bonne nouvelle sur Twitter et place son mandat présidentiel de 5 ans sous le signe de la « volonté agissante ».

Son mandat, qui doit commencer le 7 février 2017, prendra fin le 7 février 2022. La chose ne fait pas de doute. Il est des questions quant à la légitimité du nouveau Seigneur de la banane – les candidats malheureux Jude Célestin (19,57 %) et Moïse Jean-Charles (11,04 %) forment pour lutter contre l’usurpateur le Secteur démocratique réuni qui, au final, ne réunira personne. Il est des questions quant à la légitimité d’élections boudées par 79% de l’électorat – notamment sur ce blogue qui en est d’ailleurs né. Il est des questions quant aux accusations de blanchiment d’argent que traîne alors le Président élu – il en sera blanchi avant de se retrouver empêtré dans l’affaire Petrocaribe. Il n’est pas de questions toutefois quant à la durée du mandat. Pourquoi y en aurait-il ? Le mandat constitutionnel d’un président est de 5 ans … à partir du 7 février de l’année où il a prêté serment (à s’en remettre à la Constitution frauduleusement amendée).

Le Président de l’Assemblée Nationale d’alors, le Sénateur Youri Latortue depuis passé à l’opposition, se fait lyrique à la cérémonie d’investiture du nouveau Président, invitant à se pénétrer du symbolisme du 7 février, « suivant une périodicité de 5 ans, ce mécanisme de dévolution pacifique du pouvoir [qui] prévaut, nonobstant les parenthèses d’interruption du fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels ». « L’investiture d’un nouveau Président sorti des urnes, souligne-t-il, marque la fin de la transition et nous permet de dire que celle-ci est la dernière de notre histoire politique. Désormais, nous entrons dans une nouvelle ère de stabilité politique et de normalité institutionnelle » où les présidents prêtent serment le 7 février et où leurs mandats durent 5 ans.

Pourtant, voilà bientôt un mois que l’on s’efforce à créer une controverse. Naturellement, la vraie Haïti, celle en dehors des réseaux sociaux hautement politisés ne mord pas. Elle a vu cet arbre, trop de fois. Elle a déjà rejeté les acteurs de cette pièce, plusieurs fois. Elle a d’autres affaires autrement plus pressantes : la gourde qui continue sa chute vertigineuse contre le dollar, les gangs qui renforcent leurs soutiens politiques et leurs territoires, la COVID-19 qui prend de l’ampleur et tue, la famine, l’insécurité de l’emploi, l’absence d’infrastructures… les vrais problèmes, quoi. Aussi, la majorité, forcée de vivre dans la réalité dont elle subit les contrecoups, s’embarrasse-t-elle peu des controverses que s’essaient à lancer celleux qui veulent prendre le pouvoir et l’utiliser à leur avantage versus ceux qui sont au pouvoir et désirent garder leurs avantages.

Dans l’Art d’avoir toujours raison (1830) – titre alternatif : La dialectique éristique – le philosophe allemand Arthur Schopenhauer décrit l’art de la controverse comme « celle que l’on utilise pour avoir raison, c’est-à-dire per fas et nefas ». Il rappelle, fort à propos, que l’ « on peut en toute objectivité avoir raison, et pourtant aux yeux des spectateurs, et parfois pour soi-même, avoir tort ». Les hommes n’étant pas honnêtes, « la véracité objective d’une phrase et sa validité pour le débatteur et l’auditeur sont deux choses différentes. »

[Sinon] l’homme serait foncièrement honorable et ne débattrait sans autre but que la recherche de la vérité, et nous serions indifférents, ou du moins n’accorderions qu’une importance secondaire quant au fait que cette vérité desserve les opinions par lesquelles nous avions commencé à discourir ou serve l’opinion de l’adversaire.

Mais nous ne sommes pas foncièrement honorables; aussi maintenons-nous, par vanité, des arguments de mauvaise foi.

Cette mauvaise foi, Schopenhauer s’essaie à l’expliquer – voire la justifier – en posant la peur que « si nous abandonn[i]ons immédiatement notre position, nous pourrions nous rendre compte par la suite que finalement nous avions raison et que c’était la preuve de l’adversaire qui était fausse ». Aussi, ai-je résolu, pour celleux dont la mauvaise foi procède d’un tel raisonnement – et non d’un désir de se débarrasser de Jovenel Moïse par tous les moyens possibles – de démontrer que « la preuve de l’adversaire » n’est pas fausse.

L’argumentaire central jusqu’ici semble tourner autour de l’article 134 de la Constitution (faussement) amendée qui, pour une double question de respect du symbolisme du 7 février et du temps constitutionnel, dispose :

Le Président de la République est élu au suffrage universel direct…

1- La durée du mandat présidentiel est de cinq (5) ans.
2- L’élection présidentielle a lieu le dernier dimanche d’octobre de la cinquième année du mandat présidentiel.

Le président élu entre en fonction le 7 février suivant la date de son élection. Au cas où le scrutin ne peut avoir lieu avant le 7 février, le président élu entre en fonction immédiatement après la validation du scrutin et son mandat est censé avoir commencé le 7 février de l’année de l’élection.

C’est sur ce dernier paragraphe que semblent s’appuyer celleux qui veulent écourter le mandat de Jovenel Moïse d’une année entière. Aussi, comme l’a suggéré un ami, pour couper court aux réflexions partisanes, évacuons Jovenel Moïse. Maintenant qu’il n’est plus dans l’équation, procédons logiquement.

L’amendement de l’article 134, en particulier, son point 2, a une vocation simple : éviter que ne se répète la danse Préval – Martelly du 14 mai 2011. La Constitution a retenu la date du 7 février pour l’investiture du président de la République dont le mandat est de 5 ans. Il est là une double exigence de temps à honorer. Or, après 18 conseils électoraux provisoires, nous ne sommes toujours pas parvenus à la discipline nécessaire pour respecter nos échéanciers électoraux. Le paragraphe 2 de l’article 134 s’essaie à résoudre cette tension, en écourtant le mandat présidentiel jusqu’à 7 mois (de mars à septembre), pour faciliter le retour à la normale du 7 février.

Il importe sans doute de faire remarquer ici que, tout comme la disposition transitoire quant aux mandats de 2, 4 et 6 ans des Sénateurs (article 288 de la Constitution), il s’agit d’un mécanisme de raccord du temps électoral au temps constitutionnel, d’une mesure d’exception. La normale serait l’organisation d’élections le dernier dimanche d’octobre de la dernière année du mandat présidentiel. Si, pour des raisons quelconques, elle n’a pu se tenir, il y a toujours les mois de novembre, de décembre et de janvier pour respecter le délai du 7 février. Et si, par extraordinaire, cette date n’est pas respectée, procéder à l’investiture dès la validation du scrutin, étant entendu que son mandat se terminera le 7 février de l’année de son élection.

Revenons maintenant à Jovenel Moïse. Son élection a eu lieu avant le 7 février. L’exception ne le concerne pas.

Demeurent toutefois les adeptes du per fas et nefas qui, n’ayant pas les reins pour se lancer dans un coup d’Etat en règle – ou même d’y échouer deux fois comme de vulgaires Himler Rébu – s’essaient à trouver, à l’intention du Blan, un argument légal pour dire adieu à Jovenel Moïse. Depuis novembre 2018, c’est tout ce qu’on leur demande : une raison légale. Depuis bientôt deux ans, ils n’ont rien pu trouver. Ce n’est pas qu’on ne puisse en trouver – une procédure de destitution est prévue dans la Constitution et le Président Moïse traîne de nombreuses casseroles – mais les accusateurs ont leur lot de casseroles entremêlées à celles du Président; ce qui les limite grandement. De guerre lasse, ils ont essayé des périodes de lòk plus ou moins réussies dont la dernière, de septembre à décembre 2019 où les échecs multiples à « dépatter » la banane, a fini de dégoûter une population qui n’aspire qu’à un minimum de tranquillité et de dignité.

Ces pêcheurs en eaux troubles, qui n’hésitent pas à user de la violence politique pour (ne pas) parvenir à leurs fins, ne sont toutefois pas que pathétiques ; ils sont dangereux. Ils sont dangereux parce qu’ils existent par et pour le chaos. Ils sont dangereux parce qu’ils veulent prendre le pouvoir pour le prendre et non diriger. Ils sont dangereux parce qu’ils sont fondamentalement opposés aux principes démocratiques, l’ordre institutionnel, l’Etat de droit.

Jovenel Moïse et son gouvernement illégitime et à la légalité douteuse ont au moins un rattachement aussi fragile soit-il à l’ordre constitutionnel. Qu’adviendrait-il si, au 7 février 2021, il s’en allait effectivement ? Il n’y a même pas de Parlement pour élire, sur la base d’un accord politique, un Président provisoire, et recevoir son serment. De quelle légitimité pourrait donc se prévaloir une quelconque autorité de transition appelée à organiser des élections ? Pour combien de temps ? Pour un prochain mandat présidentiel écourté de combien d’années, si les élections n’ont pas lieu en cette année 2020, dernière année d’un mandat présidentiel débuté en 2017 ?

Les plus naïfs fantasment sur un monde nouveau qui prendra la place du vieux. Il faudra bien, un jour, mais pas avec ces monstres qui ont déjà surgi, avant même le clair obscur, avec la mission expresse de faire tarder l’apparition du nouveau monde aussi longtemps que possible.

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