Ariel Rex

Depuis minuit, ce lundi, la République d’Haïti n’a aucun élu. Le dernier tiers du Sénat s’en va, comme il a existé, dans l’indifférence général. Hier, au cours de la journée, le « Président du Sénat », a monopolisé un temps l’attention du pays après que la nouvelle d’une attaque contre sa personne se soit vite répandue sur les réseaux sociaux. Dûment sanctionné par les États-Unis et le Canada pour trafic de drogues, collaboration avec des gangs des réseaux criminels et soutien opérationnel et financier à des gangs armés, le désormais ex-Sénateur Lambert se serait lui-même rendu à la Direction (DCPJ) pour conter sa mésaventure. Alors qu’il se rendait au Parlement Haïtien, des bandits armés s’en seraient pris à lui et à sa sécurité personnelle, au niveau de la Saline. Les premières nouvelles le donnaient pour grièvement blessé, heureusement pour lui, il ne s’en serait sorti qu’avec un éclat de vert sous l’œil gauche – une blessure dont la photo a été partagée via les réseaux sociaux.

Sur la photo, le fameux « animal politique » regarde l’objectif de la caméra d’un seul œil. L’autre est sous des toiles de gaz vaguement roses; un peu comme lui l’a été à l’ère du PHTK. Le regard est neutre et le visage serein. L’on pourrait être tenté de penser qu’il réfléchit à son bilan de Président (contesté) du Sénat: de sa tentative avortée de s’ériger en remplaçant du Président-martyr aux sanctions internationales pour pratiques criminelles. Son visage ne trahit rien toutefois. Peut-être qu’il se contente de regarder l’objectif pour prendre le selfie, partager la photo et passer à autre chose.

L’ancien Sénateur Joseph Lambert est difficilement le plus prédictible de nos politiciens ou, mieux, dans sa classe de nomades politiques, peut-être est-il le plus prédictible de tous. Sénateur Lavalas (2006, 2009) puis PHTK (2017), il passe aisément de l’extrême gauche à l’extrême droite et à tout ce qui peut se trouver entre les deux. Pendant longtemps, l’ancien conseiller (INITE) du Président Michel Martelly (PHTK), a su naviguer dans les eaux troubles de la politique haïtienne, esquivant des accusations d’actes criminels depuis au moins 1999. D’une certaine manière, il s’agit là d’un talent rare.

Aujourd’hui, le voici sans pouvoir, sans visa (américain), et blessé suite à une attaque de bandits armés qu’il est accusé de soutenir ; ce qui n’est pas peu troublant.

Plus troublante encore est la situation à laquelle se trouve confrontée Haïti, en ce lundi matin. Une situation imprédictible d’installation d’une forme d’autocratie proconsulaire soutenue par une communauté internationale qui, après avoir longtemps joué aux savants fous semble en contempler les résultats avec une fascination détachée. Alors que la justification et la légitimité du pouvoir d’Ariel Henry se résument au soutien de cette communauté telle qu’incarnée par le Core Group, celle-ci se fait de plus en plus effacée dans la crise. Même la question des élections, qui semblait prendre de l’importance à la fin de 2022, semble à nouveau disparaitre de l’agenda pour 2023. L’heure est à la crise sécuritaire, l’assistance humanitaire et un élusif accord politique haïtien qui se fait attendre depuis presque quatre ans, soit l’équivalent d’une législature.

En Haïti, les échéances électorales n’existent guère. En 2019, les élections locales et législatives n’ont pas eu lieu. En 2021, les élections présidentielles, non plus. Les élections générales de 2023 ne mobilisent guère. Ailleurs, pour réussir ce genre d’exploit, l’on s’attèle à modifier la Constitution. En Afrique francophone, ce « tripatouillage constitutionnel » s’est spécialisé dans la production des résultats électoraux souhaités par les dirigeants. En Haïti, c’est plus simple, il suffit de ne plus en parler. Fini le temps où la transition passait par le viol collectif d’une Constitution jamais respectée. Désormais, la force d’inertie prévaut. Ariel Henry a été déposé là, il est là, il reste.

Certes, cette situation sui generis continue de réduire à néant le contrôle étatique du territoire national et le monopole wébérien de la violence de l’État, alors que les gangs contrôlent de plus en plus de territoires. D’aucuns postulent que, avec la fin des mandats de parlementaires réputés impliqués dans la mainmise des gangs sur nos vies, des protections vont tomber et avec elles les moyens d’action des bandits armés. D’autres tablent sur un effet domino des sanctions internationales prises à la fin de l’année 2022 contre des chefs de gang, des politiciens et des hommes d’affaires. La réalité est que, dans l’état actuel des choses, tout dépend de ce que prévoit le Dr Ariel Henry, chef de facto de l’État haïtien, et de ceux à qui l’ont placé où il est, suite à un coup d’État par consensus dont la suite semble échapper à ses promoteurs.

L’avenir qu’il nous réserve est vaguement esquissé dans un nouvel accord de « consensus national » qui n’est ni national ni consensuel. Cet accord du 21 décembre 2022 – qui s’inscrit dans le prolongement d’un précédent accord du 11 septembre 2021 – prévoit un Haut Conseil de la Transition (HCT) chargé d’organiser les élections de 2023. En début d’année, pince-sans-rire, le secrétaire américain adjoint aux affaires de l’hémisphère occidental, Brian A. Nichols, a invité à élargir l’accord national consensuel vers un consensus plus large et une plus grande flexibilité de leaders (politiques et économiques) que son pays ajoute pourtant petit à petit sur sa liste de sanctions.

Le tweet est travaillé, calibré, pour dire tout et son contraire. Chaque camp pourra en tirer les conclusions qu’il voudra sans trop s’éloigner de la vérité de la situation: nous sommes livrés à nous-mêmes.

Voilà des années que nous le sommes et peut-être fallait-il toutes ces années pour nous le comprenions mais il est temps désormais de faire face. Personne ne viendra à notre secours, c’est à nous de sauver Haïti. Ariel Henry n’a aucune redevabilité envers nous. L’État haïtien nous échappe. En ce début d’année 2023, il est plus que jamais nécessaire de se rappeler que c’est aux citoyen.ne.s haïtien.ne.s de s’organiser pour reprendre leur destinée ne main. Les politiques, chefs de gang, oligarques qui nous ont mené à cette situation ne vont pas se lever un matin, faire une crise de conscience, et se mettre à résoudre les problèmes qu’ils ont créé. Peut-être aurons-nous droit, en fin de mandat, à un selfie serein, mais sans plus. Seule une mobilisation citoyenne organisée peut faire contrepoids à la situation actuelle et faire avancer les choses. Sinon, l’ère d’Ariel Rex ne fait que commencer et elle s’annonce inquiétante.

Le changement doit venir de nous

Il est là. Au Carrefour. Encadré par quelques blocs. Quelques voitures passent mais ne s’arrêtent pas. Des passants jettent un regard furtif et continuent leur chemin. Il ne dérange pas. Un cadavre au carrefour. Là. Par terre. Il ne dérange pas. La vie continue, frénétique. À rendre les morts invisibles.

Je revenais de chercher mon frère à l’aéroport et il me le fallait nourrir. Il était là comme j’allais arriver au restaurant. Un corps sans vie. Étalé là. En pleine rue. Dans un quartier résidentiel. J’ai commencé par appeler le Commissariat de la zone, sans succès. Arrivée au restaurant, j’appelai un autre Commissariat pour confirmer le numéro du premier, il y avait une erreur d’un chiffre.

Parallèlement, je contactais la Police Nationale d’Haïti sur Twitter. Ils ont répondu très vite, me remerciant de le leur avoir signalé et m’assurant d’un suivi immédiat. Je résolus tout de même d’aller me renseigner auprès de la serveuse pour en savoir plus. C’était plus grave que je ne le croyais. Le cadavre était déjà là hier et la police était déjà venue faire son constat. On attendait depuis la levée du corps. Une minute plus tard, j’entrais en mode panique, appelant celleux qui avaient le malheur d’être dans mon carnet d’adresses et étaient susceptibles d’aider.

Je rappelai le Commissariat. La première fois, on laissa sonner. La deuxième fois, un gentil policier répondit à la première sonnerie. Je lui expliquai la situation. Il m’expliqua à son tour pour le constat et l’impossibilité dans laquelle la police se trouvait pour faire enlever le cadavre, la Mairie tardant à payer l’entreprise funéraire contractuelle pour ses services. Je lui demandai alors de se renseigner pour savoir s’ils permettraient à un particulier de payer. Il promit de s’en enquérir et de me rappeler. Je lui laissai mon numéro de téléphone.

L’appel suivant fut pour une responsable de la Mairie avec qui j’avais eu à travailler. Elle apprenait la nouvelle mais confirma les difficultés actuelles de la Mairie à honorer ses dettes. Elle promit de se renseigner et s’engagea à me rappeler, elle aussi. Je la remerciai, raccrochai et contactai le fils de la propriétaire du restaurant. Je lui expliquai la situation, lui non plus n’en avait aucune idée; les employés n’avaient pas pensé à les avertir. Il voulut contribuer lui aussi à payer l’entreprise funéraire. Je promis de le tenir au courant et appelai M. pour trouver une entreprise alternative au cas où…

En bonne tatie, M. me sortit gentiment de mon délire. Elle me rappella qu’en m’engageant ainsi, je prenais la responsabilité d’un mort que je ne connaissais pas, y compris ses funérailles, et que, en plus du coût financier, il y aurait la famille à gérer. Je n’y avais pas pensé. J’allais attendre l’appel de la police et aviserais ensuite.

Le policier rappela, avec une bonne nouvelle. L’entreprise allait venir chercher le corps et je n’aurais rien à donner. Je n’avais plus besoin de m’inquiéter. Je le remerciai à profusion, ce qui sembla le gêner un peu. Il maintint que c’était à lui de me remercier d’avoir été bonne citoyenne et mit fin à l’appel. Quelques minutes plus tard, comme annoncé, le cadavre n’était plus au coin de la rue.

Je ne sais pas qui il était. Je n’ai pas osé demander – j’étais encore sous le choc – je le ferai demain. Je sais juste que son corps n’aurait jamais dû se retrouver au coin d’une rue, pendant deux jours, dans l’indifférence de tou.te.s. Les chauffeurs. Les passants. Ceux qui étaient avec moi au restaurant, mangeant, discutant, vivant, sans autrement s’inquiéter du mort qui était là, au coin, à quelques mètres plus bas.

Il aurait suffi d’un appel. C’était un être humain, par terre. Comment a-t-il pu rester là, deux jours, sans déranger ? Deux jours. En pleine rue. Au vu de tou.te.s. Il a pourtant suffi d’un appel. Un seul – le reste tenait à ma panique et n’a rien contribué au dénouement de la situation.

Au-delà de l’appel toutefois, ce que je veux saluer dans ce billet, c’est la promptitude de chaque entité, de chaque institution contactée, à répondre et à essayer de trouver une solution. La police. La mairie. Le restaurant. Et même l’entreprise funéraire. Tous m’ont écoutée, ont cherché à aider, sans hésitation, dès les premières secondes. Et je me dis que, parfois, tout ce que cela prend pour changer une situation, c’est de nous manifester.

Le changement doit venir de nous. #AyitiNouVleA est possible. Elle ne sera toutefois que si nous faisons nôtre, et de façon effective, le combat pour la dignité. En signalant ce qui ne va pas, en travaillant à des solutions, en offrant à nos institutions la chance de faire leur travail.

C’est facile de blâmer le « système » mais il ne changera pas tant que nous resterons indifférent.e.s à la souffrance des autres. Nous sommes les gardien.ne.s de nos frères et sœurs. Tâchons de ne pas l’oublier.

D’inculpé à coupable, la première année d’un Président

Le Président Jovenel Moïse est arrivé au pouvoir avec, selon le commissaire de Port-au-Prince d’alors, Danton Léger, une inculpation dans des actes de blanchiment d’argent. Nous ne savons trop en quoi consiste l’accusation, hormis, sa qualification; personne ne semblant avoir vu l’acte d’inculpation. Entre temps, le commissaire Léger a été remplacé par le commissaire Ocnam Daméus qu’il avait lui-même remplacé et qui, il y 4 jours, en pleine instruction de l’affaire Petrocaribe, a remis sa démission pour avoir trop souvent, et publiquement, été blâmé par son ministre.

Nonobstant, depuis son investiture, le Président Moïse jure à qui veut l’entendre que la lutte contre la corruption5 plus grands problèmes d’Haïti – est sa principale priorité. Même s’il y a un certain temps que j’appelle cette lutte de tous mes vœux, je m’étais résolue à laisser un an à la nouvelle administration de faire ses preuves. Les billets sur le blogue se sont espacés. L’administration Moïse-Lafontant jouissait jusque-là du bénéfice du doute. Je m’étais promise d’attendre sagement que se termine la première année.

Ce ne fut évidemment pas facile. Quand un président réputé inculpé pour blanchiment d’argent commence sa présidence en proclamant que la richesse est une vertu, il est difficile de ne pas s’inquiéter. Quand ce même président dans son discours d’investiture semble assimiler les appels à la reddition de comptes à des représailles politiques, l’inquiétude se mue en appréhension. Quand ce même président est le dauphin du roi rose qui présida à la dilapidation des fonds Petrocaribe et les quelques miettes de l’aide internationale post-séisme, le doute se fait presqu’impossible. Il le fallait pourtant. Pour respirer. Non pas parce qu’on y croit mais parce qu’on veut espérer.

Aujourd’hui, 7 février 2018, le moratoire est terminé et les conclusions sont peu encourageantes: le Président Moïse ne semble guère plus avancé dans la lutte contre la corruption que Melania Trump dans la lutte contre le harcèlement en ligne. Le président américain Donald Trump est le plus grand harceleur en (et hors) ligne sur la planète, la First Lady qui lutte contre le bullying , ce n’est pas très crédible. Idem pour notre Seigneur de la banane. Au moins, Mme Trump a arrêté d’en parler. Notre Président ne rate pas une chance de crier à cor et à cri que lui seul peut nous sortir de là. On voudrait bien le croire, mais:

Puis il y eut Paris. Paris, où notre bon président, grand pourfendeur de la corruption, s’adressant à des membres de la diaspora, réduisit le Rapport de la commission sénatoriale spéciale d’enquête sur le fonds Petrocaribe couvrant les périodes allant de septembre 2008 à septembre 2016 à « un empressement visant à détourner l’attention ». De quoi, de sa caravane, de ses carnavals, d’Agritrans, des arrestations qui n’arrivent pas? De quoi le rapport cherche-t-il donc à nous distraire, monsieur le Président? De l’accusation de blanchiment d’argent qui plombe votre présidence? De la blanche villa balnéaire de celui qui vous a fait prince et qui pour se défendre a préféré injurier un journaliste qui a osé le questionner et a dû oublier qu’un micro d’un invité ça se débranche? Quoiqu’il en soit, le Président Moïse ne s’inquiète pas puisque « grâce soit rendue à Dieu, j’ai des gens partout. Mwen te deja konnen anndan sistèm nan, nou fè yon jan pou bagay la trennen ».

C’est à Paris – où il a été servilement proposer au président français, Emmanuel Macron, de compter sur lui pour faire entrer le français – « notre langue officielle » – à la Caricom, que le Président Moïse a perdu pour moi le bénéfice du doute. Il lui restait encore deux mois pour terminer sa première année mais le doute n’était plus possible: notre Président est coupable. Atteint d’hyperprésidentite aigüe, adepte de la monarchie présidentielle, il s’est ingénié à tout ramener à lui, jusqu’à annoncer avoir nommé des juges corrompus pour miner le peu de confiance qui restait dans la justice haïtienne. La sape des institutions est complète. Les trois pouvoirs Exécutif (caravane), Parlement (phtk), Justice (juges corrompus) ne se conçoivent plus qu’à travers un homme: Jovenel Moïse, petit Trump des Caraïbes, soupçonné de blanchiment d’argent et seul capable de nous sauver de la corruption, cité dans le rapport Petrocaribe dans l’échec du programme Banm Limyè Ban m Lavi et seul capable de nous donner de l’électricité 24/24, Nègre de la Banane sans banane et seul capable de sauver l’agriculture haïtienne.

Dans les Misérables, l’evêque de Digne faisait remarquer que « le coupable n’est pas celui qui fait le péché mais celui qui fait l’ombre ». Le Président Jovenel Moïse doit répondre de la nuit qu’il produit. Les chèques zombies ne peuvent en rester là, les surfacturations non plus, le dossier Petrocaribe, encore moins. L’avenir d’Haïti passe par l’assainissement de ses institutions et donc par nous. La lutte contre la corruption est une chose trop importante pour la laisser aux politiciens.