Quand une conférence à Harvard n’est pas juste une conférence à Harvard

Dans une autre vie, j’étais directrice des services aux étudiants d’une université accueillant quelques 4000 d’entre eux. En plus d’être leur doyenne, j’étais également – je multipliais les chapeaux à l’époque – en charge du service à la communauté, du développement institutionnel et de l’innovation. En gros, j’étais souvent l’interface des relations de l’université avec le monde extérieur. Et ce monde extérieur avait souvent des évènements qu’il souhaitait organiser sur le campus : festivals de musique, représentations théâtrales, conférences diverses … Les étudiants et leurs associations étaient également friands d’événements de toutes sortes. Les professeurs (et parfois leurs élèves) y allaient aussi d’invités spéciaux dans le cadre de leurs cours mais leur cas était le moins taxant – il suffisait de prévenir la sécurité à l’entrée.

C’est une grande tâche logistique que d’organiser toute cette vie de campus. Il faut impliquer plusieurs services et s’assurer que tout le monde soit prévenu à temps. Dans certains cas, lors de grands événements, tel un festival durant plusieurs jours ou une semaine culturelle organisée par une ambassade étrangère, cela voulait dire partir tard et être de retour tôt le matin pour que tout aille bien. D’autres événements, de moindre envergure, étaient gérés par un embryon d’un service événementiel staffé par des étudiants en emploi-travail et qui sera plus tard rattaché au Bureau de la communication.

Naturellement, il s’agissait d’une petite université pauvre dans un pays pauvre où la graisse du porc peinait à cuire le porc et nous étions encore dans l’artisanal. L’université Harvard est la plus riche université au monde avec une dotation de 50.9 milliards de dollars en 2022 et des dépenses annuelles de $5.4 milliards. Il va de soi que son service Événements soit autrement plus professionnel et mieux huilé. Le processus reste néanmoins similaire. Une personne ou un organisme fait une demande à travers un système de réservation – des formulaires papier ici, un système en ligne ailleurs. On vérifie les disponibilités et le calendrier. Des conditions sont acceptées. L’événement est planifié. Ainsi, pour savoir ce qui se passe sur le campus de Harvard, il suffit de vous rendre sur le site dédié. Au moment, où j’écris ces lignes, il s’y trouve, pour les évènements ouverts au public, 2077 événements gratuits et 335 payants. Un calendrier est maintenu par la Gazette pour les Événements Harvard, ie sponsorisé par l’université, ses institutions, ses professeurs ou ses organisations étudiantes. Puis, il y a le Gestionnaire Événementiel de Harvard, où il est possible de contacter, par e-mail, un planificateur d’événements pour organiser jusqu’à votre mariage si cela vous tente. De telle sorte que, si vous voulez booster votre profil dans un pays atteint de malinchisme aigu, il n’y aura que votre argent pour vous empêcher de vous offrir – à quelques exceptions près, une conférence sur le campus de l’université Harvard.

Le malinchisme fait référence à la tendance des Mexicains à préférer ce qui vient de l’étranger ou celleux qui sont en dehors du pays; un complexe d’infériorité qui doit son nom à La Malinche, mère des mestizos, femme Nahua asservie, devenue maîtresse du conquistador Hernan Cortés et qui aidera les Espagnols à conquérir l’empire aztèque. Une chanson populaire, la malédiction de Malinche, dénonce l’impact sur le présent de cette trahison d’une mère de la nation victime et agresseure, tout à la fois.

..

Et dans cette erreur nous livrons
la grandeur du passé
et dans cette erreur nous restâmes
300 ans esclaves.



Aujourd’hui en plein XXème siècle
des blonds continuent de arriver
et nous leurs ouvrons la maison
et nous les appelons « amis ».



Toi, hypocrite qui te montres
humble devant l’étranger
mais tu deviens prétentieux
avec tes frères du peuple.

Oh, Malédiction de Malinche,
maladie du présent
Quand quitteras-tu ma terre
quand libéreras-tu les miens ?

Extraits traduits de La maldicion de Malinche, Amparo Ochoa, 1975

Nous ne sommes pas mexicains. Les conquistadores chez nous ont plutôt eu droit à des Cacique Henri et des Reine Anacaona – et donc à la place des mestizos, Ayiti Kiskeya Boyo a connu un génocide en règle des premiers habitants de cette terre. La malédiction de Malinche ne nous a pas pour autant épargnés. Les peuples colonisés, traumatisés par l’expérience, se tournent souvent vers la culture des colons pour s’orienter. C’est une colonisation intérieure d’un genre particulier qui nous pousse à chercher toujours et encore l’approbation du Blan et nous y associer, ne serait-ce que de la façon la plus ténue, pour avoir de la valeur. Voilà pourquoi plutôt que d’organiser une réunion pour parler à des Haïtiens à l’étranger dans un centre géré par la communauté ou même un centre de conférence lambda, voir une salle de conférence d’un hôtel, nous irons trouver une salle quelconque à l’université Harvard pour pouvoir titrer sur notre conférence à Harvard.

Comme j’en faisais la réflexion, une amie me suggère que la chose relève plus d’un comportement de bluffeurs que d’autre chose. Peut-être y a-t-il un peu de cela mais je crois le problème plus profond. Il est à lier à notre désir d’ailleurs, notre recherche constante de personnalités de la Diaspora haitienne se « faisant un nom » chez le Blan, le peu d’intérêt porté à résoudre notre crise en voie de perpétualisation. Cette manie d’échanger « nuestras riquezas por sus espejos con brillo« .

Nous voilà donc à discuter longuement sur les réseaux sociaux de deux interventions qu’on ne retrouvera nulle part dans les annales de Harvard – même pas sur leur site Internet – comme si l’avenir du pays en dépendait. Alors que, en réalité, l’avenir du pays se joue, en ce moment, entre des gangs dirigés par des criminels aux noms colorés et une population terrorisée qui rêve d’ailleurs, sous le regard silencieux d’autorités nationales dépassées et d’une communauté internationale indifférente – le Canada et sa lutte acharnée contre la pêche illégale, excepté.

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