« Dieu est un Blanc ». Nous le disons juste comme ça, pour rire, mais pas seulement. Après tout, l’expression n’est jamais utilisée que pour s’extasier sur l’ingéniosité de cette « race » bénie chez qui Dieu descend tous les jours. Tout ce qui est extraordinaire, tout ce qui nous coupe le soufle, tout ce qui est bon et bien. Tout ce que la vie a de plus impressionnant vient du Blanc. « Après Dieu, le Blanc ». Puis tout le reste. Puis l’Haïtien. Il n’y a rien de pire. A-t-on jamais vu telle race de gens ? Y est-il pire insulte que de se faire traiter d’Haitien ?
Dans une autre vie – j’avais 16 ans et nous venions de lancer la fondation familiale – je discutais avec un groupe de jeunes enfants de 8 à 12 ans de leurs rêves d’avenir. Ils avaient comme une petite liste de métiers convenus infirmières et institutrices (pour les filles), médecins, avocats et ingénieurs (pour les garçons). Ils étaient d’un petit quartier d’une petite commune de province, des vrais enfants du pays en-dehors. Ils rêvaient de métiers qui leur permettraient de s’installer en ville, d’être grands nègres. Enfin, pas tous, il y avait ce jeune garçon, 10 ans environ, qui n’avait pas dû recevoir le memo. « Quand je serai plus grand, je construirai des avions ! »
Ses camarades se mirent à rire comme un seul homme. Ils riaient à en avoir mal. D’aucuns se tapaient les cuisses. D’autres étaient tombés à la renverse. Je ne comprenais pas. Quoi ?, fis-je face à l’hilarité générale. Qu’est-ce que c’est ? Ils riaient de plus belle. C’était contagieux, j’ai ri aussi – j’avais 16 ans – et notre garçon aussi. Je continuai toutefois à demander une explication et l’un d’entre eux réussit à s’arrêter suffisamment longtemps pour m’expliquer, entre accès de fou rire, que, c’était connu, ce sont les blancs qui construisent des avions. Il faut être vraiment dingue … Mais c’est vrai, qu’en même temps, Monsieur n’a pas toute sa tête.
Naturellement, je ne trouvai plus tout cela très drôle. Je leur expliquai ce que c’était qu’un avion et comment ils pouvaient en fabriquer un, même en n’étant pas blancs. Je leur fis voir des images, des vidéos … Ils ont fait semblant de me croire mais, déjà qu’ils me voyaient comme à moitié « blan », ils n’ont pas été autrement convaincus.
L’idée de lancer une formation au leadership dans la communauté est venue de là. Nous avons commencé par monter un club. Puis nous avons construit une bibliothèque. Puis un programme de scolarisation universelle. Puis une école de référence. Je voulais leur prouver qu’ils avaient tort. Je continue encore aujourd’hui. Je n’ai pas encore mon constructeur d’avions mais je suis déterminée à y arriver. D’autant que je raconte cette histoire à chacun des 500 jeunes que j’ai la chance, le bonheur et l’honneur d’avoir, partiellement, sous ma responsabilité.
Je me bats toutefois contre des siècles d’indoctrination et d’humiliations constantes. Je me bats contre un système basé sur la suprématie blanche. Où l’histoire qui nous est contée oublie de nous dire que nos ancêtres africains ont existé avant l’esclavage, qu’ils ont eu une histoire avant d’être asservis et réduits à l’état de choses. Où les inventions, le progrès, les grandes avancées de l’espèce ne sont jamais que le fait du Blanc.
Dans Peau Noire, Masques Blancs (1952), le psychiatre Frantz Fanon s’intéresse à la psychologie du racisme et de la déshumanisation inhérents à la domination coloniale. Comme Aimé Césaire – qu’il cite au début de son ouvrage – il parle « de millions d’hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, l’agenouillement, le désespoir, le larbinisme » (Discours sur le colonialisme). Il décrit cet état d’aliénation où le noir (et en général le non-Blanc) finit par associer le bien au Blanc et le mal au Noir. Le Blanc devient ce à quoi on aspire. La peau noire invite à une stratification de masques blancs qu’il faut savoir enlever pour finalement être soi.
Le sociologue américain W. E. B Du Bois appelle cet état la « double conscience ». Dans son ouvrage The Soul of Black Folk (1903) il faisait déjà référence au défi psychologique que représente le fait de devoir « toujours se regarder à travers le regard » d’une société raciste blanche et « se mesurer avec les méthodes d’une nation qui vous regarde en retour avec mépris ». C’est une danse difficile à exécuter et qui souvent finit par nous placer dans cette zone déprimée (sunken place) que nous a si bien présentée au début de l’année le jeune réalisateur américain Jordan Peele dans son excellent Get Out (2017).
Nous nous exerçons ainsi à devenir blanc. En bannissant le créole. En épousant un homme blanc. En couchant avec des femmes blanches. En nous blanchissant la peau.
La couleur noire est toutefois tenace. Elle se rappelle à nous quand nous nous y attendons le moins. Ce petit accent chantant qui se glisse dans notre français châtié. Ces cheveux plutôt crépus, ces Dessalines, qui ornent la nuque de nos enfants métis. Ces partenaires de jeux qui nous traitent en mandingo. Ces articulations qui ne veulent pas blanchir.
Alors, nous nous battons pour elle et réussissons à relever le défi, avec les félicitations de Césaire, Fanon, Du Bois et Peele. Ou nous cédons à nos rêves de blancheur et proclamons la suprématie absolue de la civilisation du Blanc, de ses principes et de ses règles, au grand dam de nos ancêtres.
Très bel article.
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