Dans un monde où règne la démagogie, dans un pays où les démagogues sont rois, une nouvelle génération perpétue une vielle tradition. Refus d’un candidat de participer aux élections, festival contre l’homophobie, culture populaire, aide humanitaire post-cyclone … aucun sujet ne rebute nos intrépides sénateurs. Quand le pays va mal, quand catastrophes naturelles et humaines s’abattent sur nous, nous pouvons leur faire confiance pour s’attaquer, plume à la main, à la racine réelle du problème: ceux qui ne sont pas nous.
Certain Sénateur, mathémagiquement élu grâce à un mode de calcul appliqué exclusivement à lui-même et un autre collègue, est passé maître dans la question. Il caresse son électorat dans le sens du poil, en flattant son orgueil mal placé, en jouant sur sa culpabilité hypocrite, en encourageant les attitudes discriminatoires allant jusqu’à surenchérir pour donner une voix à et légitimer notre propre panier de déplorables.
Avant l’époque contemporaine, les philosophes politiques, nous l’avons vu, se sont constamment méfiés de la démocratie. S’ils étaient nombreux à trouver l’idée admirable, sa pratique les laissait, à tout le moins, sceptique. Dans son Contrat social, Jean-Jacques Rousseau, grand défenseur de la République, « État régi par des lois [où] seulement l’intérêt public gouverne » et dont « [l]e Peuple soumis aux lois en doit être l’auteur » , eut pourtant ceci à dire à propos de la démocratie:
Comment une multitude aveugle qui souvent ne sait ce qu’elle veut, parce qu’elle sait rarement ce qui lui est bon, exécuterait-elle d’elle-même une entreprise aussi grande, aussi difficile qu’un système de législation ? » (Livre II, chapitre VI).
Cette question est au cœur de la réticence des penseurs politiques à la démocratie. Les Grecs pensaient y avoir trouver une réponse dans les démagogues – formellement ταµίαε τής διοιxήσεως, c’est-à-dire trésoriers du diocèse d’Athènes – ces conducteurs (agein) du peuple (demos), citoyens distingués, grands orateurs, chargés d’éduquer le peuple par le débat et de les défendre contre l’oligarchie. La chose ne dura pas. Des démagogues forts de l’influence que leur charge leur donnait sur le peuple en profitèrent pour s’emparer du pouvoir en devenant des tyrans – dans le sens grec ancien du gouvernement personnel. Pisistrate, premier tyran d’Athènes, vient à l’esprit. Arrivé au pouvoir par la ruse, il transforma la cité, entreprit de grands travaux d’infrastructures et laissa une Athènes florissante à ses fils. Les aristocrates prirent toutefois leur revanche, mirent fin à la tyrannie avant que, anacyclose oblige, la république ne revienne en force.
Parmi ces républicains, Périclès, démagogue et grand stratège, conduira Athènes à son apogée, en en faisant la capitale intellectuelle, artistique et politique du monde. À sa mort toutefois, la démagogie change d’orientation et prend l’acception que nous lui connaissons aujourd’hui. Dans son Histoire (Livre III) Thucydide écrit:
Avec Périclès, sous le nom de démocratie, c’était en fait le premier des citoyens qui dirigeait. Au contraire, les hommes qui suivirent, plus égaux entre eux, aspiraient chacun à cette première place: ils cherchèrent donc les plaisirs du peuple dont ils firent dépendre les affaires publiques.
Dans sa Constitution d’Athènes, Aristote nous présente en Cléon, représentant du parti démocratique, l’ancêtre de Donald Trump, Michel Martelly et autres démagogues actuels:
Après la mort de Périclès […] Cléon […] qui parait avoir corrompu le peuple par ses emportements et qui, le premier, a déversé à la tribune des débordements d’injures tout en se débraillant, tandis que les autres orateurs conservaient une attitude correcte.
Il continue pour parler de ces mauvais génies, les pires des citoyens « qui ne se montrent que là où la loi a perdu sa force, qui traitent le peuple en monarque, et se conforment à ses caprices pour substituer la souveraineté des décrets à celle des lois, qui rapportent toutes les affaires au peuple ; car leur propre puissance ne peut que gagner à sa suprématie, dont ils disposent eux-mêmes en maîtres par la confiance qu’ils savent lui surprendre », pour finir sur ce rappel cinglant: « les tyrans sont généralement d’anciens démagogues, qui ont gagné la confiance du peuple en attaquant les principaux citoyens ».
Un lecteur me faisait remarquer récemment mes références, plutôt nombreuses, à l’antiquité grecque. C’est que les Grecs ayant inventé la science politique en ont perfectionné l’art et il m’arrive parfois de penser que si nous tournons autant en rond c’est parce que des démagogues ont réussi à nous convaincre du contraire. J’en tiens pour preuve le fait que leur pensée soit si utile pour penser et comprendre notre monde. Car, enfin, nos sénateurs écrivains ne sont pas si originaux. Ils sont ces « pécheurs d’anguilles » décrits par Aristophane dans ses Chevaliers:
[D]ans l’eau limpide ils ne prennent rien ; mais qu’ils agitent bien la vase, et la pêche sera bonne ; ainsi ce n’est qu’en temps de troubles qu[‘ils] garnis[sent leurs] poches.
Le démagogue, c’est le chef de « ces parleurs élevés sur le marché, qui n’ont pour toutes qualités qu’une voix terrible, une nature perverse, et le langage des halles » et qui ne réussit que parce qu’il « mugit comme un torrent ; ses vociférations ont assourdi Athènes, et ses hurlements ne cessent de bouleverser la cité ». Aussi vont-ils à la recherche des sujets allant chercher dans nos sentiments les plus bas, brassant sans cesse la vase, troublant et bouleversant la cité. En hurlant, certes, mais aussi, réseaux sociaux obligent, en écrivant et publiant leurs multiples lettres aussi insipides que stupides.
Le demos mord alors à l’hameçon et hurle en retour. Se sent représenté. Congratule le déplorable en chef pour son courage sans bornes à se laisser aller à des emportements aveugles nourris d’ignorance, de violence et de brutalité. Il se retrouve en lui, se sent enfin compris, voit validées ses peurs, ses craintes, ses inquiétudes … et trouve dans la haine de l’autre proposée par son leader, une solution simple à un problème complexe.
Le senatus scribendi n’est toutefois pas le seul à blâmer. Lorsque nous sommes plus susceptibles de nous mobiliser contre une météorologiste un peu sotte (qui n’arrive pas à comprendre que manger les arbres – une spécialité des termites – est une entreprise résolument trop solidaire pour que nous y arrivions) que nous ne sommes capables de le faire contre l’insécurité, la corruption, la faim ou les cent mille autres maux de notre patrie commune, le blâme est aussi à placer sur nos très capables épaules.