Je ne partirai pas. Ils n’y arriveront pas. Je ne donnerai pas cette joie à ceux qui ont séquestré tout un peuple et le font vivre dans la peur. Ils ne réussiront pas à me déloger. Si quelqu’un doit partir, ce sera eux. Cette petite minorité zwit de politiciens véreux, de fonctionnaires corrompus, d’hommes d’affaires malhonnêtes, d’humanitaires inhumains, de petits malfrats et autres bandits de grand chemin, ne réussira pas à me dicter ma vie. Parce qu’enfin, ils ne sont pas si nombreux. Pour un pays qui accuse les pires taux dans les indices internationaux de la corruption, de la fragilité étatique ou encore du développement humain, les statistiques de la criminalité – 11,5/100 000 pour le taux d’homicide volontaire contre une moyenne régionale de 28,5/100 000 – semblent presque raisonnables. Ce qui l’est moins c’est la nonchalance avec laquelle nous nous sommes installés dans l’impunité.
C’est d’abord celle de la Police Nationale d’Haïti qui, depuis sa création en 1995, souffre de mauvaise gestion, de corruption, de lacunes et d’insuffisances de toutes sortes, notamment en personnel. C’est aussi celle de la Police internationale de l’ONU dont la présence en Haïti peine à se justifier ; généralement déployée dans les pays déchirés par guerre, c’est une division du Bureau de l’état de droit et des institutions chargées de la sécurité du Département des Opérations de Maintien de la Paix de l’ONU (DOMP). En Haïti, pays où une violence structurelle maintient la grande majorité de la population (près de 60%) vivent sous le seuil de la pauvreté avec moins de deux dollars américains par jour, une jeunesse désœuvrée est en guerre constante contre elle-même et contre la société. Aussi, cette nonchalance est-elle aussi celle de nous tous qui sommes témoins des actes répréhensibles des uns et des autres, fermons les yeux sur les malheurs de nos concitoyens, faisons ceux qui ne voient pas la maltraitance de ces 200 000 enfants en domesticité … et participons généralement à une conspiration du silence qui sert de couverture à nos geôliers.
Atteints du syndrome de Stockholm, certains applaudissent à chaque renforcement du système autoritaire qui est le nôtre : attaques multiples contre la presse, remobilisation en cachette de l’armée, mise en place d’une unité de police encagoulée, (s)élections frauduleuses élevées en devoir citoyen … D’autres, tétanisés, assistent aux dérives multiples : grâce présidentielle suspecte, libération opaque de kidnappeur présumé ami du chef d’État, anti-intellectualisme affiché … et ne pipent mot. D’autres, nombreux, et parmi eux ces 6 diplômés sur 7 (de la cohorte initiale de 800 enfants qui naissent ici chaque jour), sont partis pour d’autres cieux, dès qu’ils en ont eu la chance.
À chaque fois que l’insécurité touche à l’un des nôtres, un parent, un ami, un proche, nous proclamons notre dégoût d’Haïti – de ce pays maudit qui nous fait tant de mal. Puis, nous menaçons de partir à notre tour ; de laisser cette pauvre et innocente Haïti, en guise de sanction pour crime de victime pathétique. Nous menaçons de lui faire payer le fait que nos ravisseurs abusent d’elle, sous nos regards et nos silences complices.
Moi, j’ai décidé d’être celle qui reste. Je vais rester ici. Chez moi. Haïti c’est mon pays. J’y suis ; j’y reste. Du reste, j’ai fait une promesse à Saahmie.