Pourquoi le Président Moïse aurait-il envisagé de nationaliser le Port Lafito ?

Le 2 juillet 2015, à Lafiteau, dans la commune de Cabaret, Joseph Michel Martelly, président de la République d’Haïti procède à l’inauguration du premier et unique port Panamax d’Haïti. Située à une vingtaine de kilomètres de Port-au-Prince, la petite ville portuaire accueille un projet estimé à 150 millions dollars  » représent[ant] un changement de paradigme majeur pour l’avenir de l’industrie en Haïti. » Porté par le GB Group – la compagnie du seul réputé milliardaire haïtien, Gilbert Bigio – c’est un projet présenté alors comme central à l’effort de modernisation d’une Haïti qui se voulait Open For Business.

En 5 ans, de projet porteur de développement économique, le Port Lafito est devenu, dans l’imaginaire collectif, synonyme de trafic d’armes et de de munitions. En novembre 2020, la compagnie fit sortir, par son cabinet d’avocats, une note insistant sur le fait que les saisies effectuées résultent de sa collaboration avec les autorités.

L’argumentaire a du mérite: si vous faites la chasse aux armes illégales dans votre port alors que les autres les laissent passer, il est parfaitement logique qu’il y ait plus de saisies chez vous. Il peine à convaincre toutefois: aucune suite ne semblant être donnée aux saisies et ces tiers n’étant jamais nommés. En mars 2021, lors d’une réunion du Conseil Supérieur de la Police Nationale (CSPN), le Président Jovenel Moïse promit, dans le cadre de la lutte contre le trafic d’armes et de munitions, de renforcer le contrôle des ports de St-Marc, Port-de-Paix et Lafito. Le mois suivant, la police nationale d’Haïti (PNH) annonçait l’arrestation de Kesny Exantus, un trafiquant d’arme présumé, appréhendé dans le cadre d’une saisie effectuée au port Lafito, le jeudi 22 avril.

Nous semblions donc être sur la bonne voie – même si la prise (un 9mm et quelques balles) était pauvre. Il appert toutefois que les conseillers du président assassiné n’étaient pas du même avis.

De toutes les révélations du fameux reporatge de Maria Abi-Habib pour le New York Times, c’est la seule qui s’intéresse spécifiquement à ce que le Président Jovenel Moïse anticipait de son possible assassinat. Aucun nom n’est cité mais les indices offerts sont aussi subtiles que le nez en plein visage. À en croire les sources de Madame Abi-Habib, Jovenel Moïse envisageait de nationaliser le Port Lafito.

En février 2021,

le président commence aussi à discuter d’un projet de nationalisation d’un port maritime appartenant aux alliés de M. Martelly et où plusieurs cargaisons d’armes illégales ont été découvertes et saisies au fil des ans, selon deux hauts responsables haïtiens.

“Jovenel m’a raconté qu’il avait un plan qu’il voulait mettre en œuvre, mais qu’il ne pouvait pas car ‘ils me tueront’, m’a-t-il dit,” se remémore un puissant politicien ayant travaillé comme conseiller informel de M. Moïse, s’exprimant sous réserve d’anonymat par peur pour sa vie. Le port, explique-t-il, “faisait partie du plan.”

Maria Abi-Habib, « Le président haïtien dressait une liste de narco-trafiquants. Ses tueurs l’ont saisie. » New York Times, 12 décembre 2021.

Le fait qu’aucun nom ne soit cité est sans doute significatif. Mme Antoine n’a pas hésité à nommer l’ancienne première dame Sophia Martelly même à se faire menacer de poursuites en diffamation pour confirmer qu’elle maintenait ses déclarations. Les conseillers anonymes, les sénateurs interviewés et même le fils du Président ont librement nommé Michel Martelly, Charles « Kiko » Saint-Rémy, Woodly « Sonson Lafamilia » Éthéart, Evinx Daniel, Ariel Henry, Bertho Dorcé … Ils ont offert des noms d’endroits: Savane Diane et de compagnies: Mariella Food Products. Le port dont l’éventuelle nationalisation faisait craindre un assassinat à un président assassiné n’est pas cité. Comme si le fait seulement d’en parler ouvertement – même sous le couvert de l’anonymat – emportait le risque de subir le sort de Jovenel Moïse.

En terme d’écriture d’horreur, on peut difficilement faire mieux. Une information laissée en suspend en attendant que notre imagination fasse le reste. Et notre imagination céans sait être créatrice.

Comme, je mentionnais, en passant, cette drôle d’omission à des amis, l’un me conjura de faire attention à là où je mettais les pieds; un autre fit une blague sur le Mossad (services secrets israéliens) et leur propension à faire disparaître les personnes trop curieuses; un troisième  m’envoya –  avec les emoji appropriés pour bien indiquer qu’il n’y croyait pas lol mais tout de même – une théorie du complot où un génocide haïtien se préparerait pour pouvoir reloger le peuple palestinien et laisser tout le territoire aux Israéliens. Il fut également question de la surveillance de nos frontières confiée en 2015 à HLSI, une firme israélienne consacrant le contrôle total du pays par ses douanes. Aux trois, je demandai s’il n’y avait pas là un peu d’antisémitisme – Monsieur Bigio est juif. Ils m’assurèrent que non, en tout cas, pas de leur part, même si dans ce qui se dit, peut-être, un peu. N’empêche, je devrais vraiment faire attention avant d’en parler sur le blogue.

La réalité est que je fais toujours attention à ce que j’écris sur le blogue. Je fais attention, non seulement, parce que la loi de ma bouche s’arrête à la diffamation mais surtout parce que mes lecteurs.rices attendent de moi que je présente les faits le plus fidèlement possible même et particulièrement quand la réalité se moque de leurs théories, leurs espoirs et leurs illusions. Aussi, tenté-je de me renseigner sur Jovenel Moïse et le port Lafito.

Malheureusement, je n’ai pas trouvé grand chose. Mes questions directes  – imagination créatrice oblige – sont restées sans réponses. Mes recherches sur Internet n’ont pas plus aidé.

Au début de son quinquennat, le Président Moïse se fait élogieux. Il salue un « acte de foi en Haïti, la terre des opportunités, le diamant à l’état brut » et la voie vers « de meilleures conditions de vie pour notre peuple ». Il en est si convaincu qu’il l’inclut dans sa #karavànchanjman – la Caravane du Changement – programme phare de sa présidence.

Le magazine Challenges consacre un reportage à cette visite du président de la République et titre sur les milliers d’emplois qui seront bientôt à Lafito. Signé Cossy Roosevelt (rédacteur en chef du magazine), le publi-reportage vante « l’importance d’un tel projet, qui va contribuer à baisser le taux de chômage en Haïti », et reproduit les commentaires de celui qui était alors le président de la République:

« Ce matin je suis présent à Lafito parce que la création d’emplois est l’une des plus grandes priorités de mon administration. Je crois que le secteur privé a un rôle important à jouer dans la production des biens, des services et surtout dans la création d’emplois. Je suis présent parce que l’État à lui seul ne peut recruter les milliers de chômeurs de Cité Soleil, de Bel-Air, de Martissant, de la Fossette, de Raboteau… », expliquait Jovenel Moïse qui s’est prononcé en faveur d’une grande synergie impliquant les secteurs privé et public.

Challenges est une ancienne propriété du GB Group dont la durée de vie fut de 4 ans: d’août 2015 à août 2019. D’allure consensuelle, il est ce qui se rapproche de plus de la parole directe d’un groupe dont le fondateur et président, contrairement à d’autres gens d’affaires en Haïti, aime rester discret. C’est ainsi que le reportage précité, traduit en anglais, sera publié, verbatim et sans attribution, sur le site web du groupe. De même, une tribune de Cossy Roosevelt sur les mesures de relance du Président Moïse – contenant une liste de recommandations économiques à l’intention de l’Exécutif – a été partagée sur LinkedIn par l’éditrice du magazine, Laurence Sarah Bigio.

Vers la fin toutefois, le magazine s’est fait plus incisif. Les titres de son 78ème et dernier numéro sont alarmants (istes?): « Le pays va mal, la situation sent mauvais »; « Présentation à Washington d’un rapport sur le commerce illégal »; « Quel avenir pour la sous-traitance textile? »; « Gangs 2.0, comment vivront les 5 millions d’habitants de Port-au-Prince en 2030? »; « Onu en Haïti, ils ont échoué… ou presque ». Même la photo du mois n’échappe pas à l’ambiance de fin du monde: « Le plus important est de survivre ».

La couverture du 78ème et dernier numéro du magazine Challenges

C’était en mai 2019. En août 2019, le magazine annonça sa fermeture temporaire en laissant libre l’accès à tous ses articles des 4 dernières années. Le site web du GB Group en parlant au passé; cette fermeture a du rapidement devenir définitive.

À supposer que ce repli sur soi du groupe GB soit indicatif de relations moins idéales avec le pouvoir en place, c’est bien le seul que j’aie pu trouver; du reste, Gilbert Bigio serait loin d’être le seul entrepreneur à avoir soutenu la candidature de Jovenel Moïse pour s’en éloigner après. Du côté de Jovenel Moïse, il est tout aussi difficile de trouver un indicateur concret. Il est bien cette vidéo – publiée en juin 2020 par un de ces médias en ligne qui pullulent sur YouTube et dont la spécialité est le zen – de Luckner Désir, l’animateur à la cloche du très populaire Matin Débat, mais tout cela ne parait pas bien sérieux.

Nous pourrions également verser au dossier, le fait que Jovenel Moïse, tout fauxpreneur qu’il était, était d’avis que la richesse est une vertu et, cette année encore, autorisait une nouvelle zone franche à Savane Diane. Il n’est pas aisé de l’imaginer nationalisant des entreprises à tout va. D’aucuns m’opposeront la saga Varreux – mais il s’agissait de biens appartenant déjà à l’État. La question qui sert de titre à ce billet reste donc posée.

En attendant, sur le site du magazine défunt, le lien vers le dernier éditorial « Le pays va mal, la situation sent mauvais » ne marche plus. Le titre reprend une formule de certain haut responsable de l’État, en 1990, alors qu’un changement majeur s’annonçait. N’ayant pas été une abonnée de Challenges, je n’ai pas réussi à en trouver la copie version papier. Je suis persuadée toutefois qu’un lecteur ou une lectrice devrait pouvoir aider.

Si vous trouvez une copie du numéro 78, soyez gentils, numérisez ce texte et envoyez-le moi par mail. J’ai toujours été fascinée par les chants de cygne.

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