Aux sources de nos errances

Pour L. qui a besoin d’espoir

En ces moments difficiles, il n’est pas rare que l’on se sente perdu.e, triste, irritable, fatigué.e, battu.e et autres synonymes pour déprimé.e, dégouté.e, démotivé.e, déçu.e et dérouté.e. Le lòk, par son caractère à la fois continu et incertain a une rare capacité à nous paralyser dans le sentiment le plus abouti de notre complète incapacité à changer les choses. Pourtant, il n’y a pas si longtemps, nous avions espoir. L’espoir que, enfin, nous avions compris qu’aucune Haïti n’était différente et que nos problèmes exigeaient des solutions collectives. L’espoir, surtout, que nous avions enfin réussi à être du même bord.

Depuis quelques temps, il ne se passe pas un jour où je ne me demande comment nous avons pu passer de citoyen.nes engagé.e.s qui voulions changer notre monde à ces citoyen.ne.s passif.ve.s assigné.e.s à résilience; comment nous sommes passé.e.s de l’espoir de juillet 2018 à l’échec de novembre 2019. Bien sûr, j’ai quelques réponses et avec, sur ce blog, une série de mise en garde contre les répétitions, les liaisons dangereuses, les charognards de la démocratie et nos colons intérieurs. Mais ce qui m’inquiète le plus, c’est ce qui semble être notre incapacité à apprendre de nos erreurs.

Il est un vieux proverbe hassidique qui souligne une évidence devenue, par la force des choses, singulièrement absconse: personne ne se retrouve tout d’un coup perdu dans la forêt. L’errance est progressive. On commence par s’écarter d’un pas, puis d’un autre et ainsi de suite, jusqu’à ce que la bonne route ne soit plus qu’un lointain souvenir.

Deux cas de figures se présentent alors à nous : soit on s’en rend compte et on change de direction ; soit on ne s’en rend pas compte et on continue de s’enfoncer. (Certes, il est toujours possible de s’en rendre compte et de continuer comme si de rien n’était, mais j’ai de bonnes raisons de croire que mes lecteurs.rices sont des gens raisonnables et, aujourd’hui, je m’adresse à elleux.) Ainsi posé, le problème en devient un de prise de conscience.

Comment se rendre compte, en forêt, qu’on s’est effectivement perdu.e ? C’est un autre proverbe, chinois, cette fois, qui nous viendra en aide :

Si, marchant dans la forêt, tu rencontres deux fois le même arbre, c’est que tu es perdu.

Il était une fois, des citoyens déterminés à obtenir que leur État rende des comptes. Ils commencèrent par poser une question et à exiger qu’on leur réponde. Ils avaient été silencieux si longtemps que la chose prit de court et le Seigneur et sa cour. Peu à peu, la reddition des comptes du fonds Petrocaribe s’était installé dans le discours politique. Le #PetrocaribeChallenge était sur la voie d’une redéfinition de la scène politique haïtienne d’un débat dominé par les politiques vers un débat informé par les citoyens.

Le 8 novembre 2018, dix jours avant la grande marche du #18Novanm annoncée par les « PetroChallengers », le sentiment général était à la nécessité de faire quelque chose ou, à tout le moins, d’en donner l’impression. Moins de deux mois après l’installation d’Henry Céant comme Premier ministre, les députés de la majorité demandaient un remaniement du cabinet ministériel, en prévision d’une journée de protestations qu’ils prévoyaient massives, dans la Capitale, en province et même dans la diaspora. Les tentatives d’intimidation avant le #17Oktòb précédent n’avaient pas pris, il fallait trouver autre chose.

Deux jours plus tôt, le 6 novembre 2018, le Premier Ministre Céant rencontrait la Cour Supérieure des Comptes (CSCCA) à propos de l’audit en cours sur les fonds Petrocaribe. La rencontre était partie d’une stratégie plus large incluant une conférence de presse hebdomadaire, les Jeudi Pétro, la publication de 694 pages compilant tous les textes officiels relatifs au fonds Petrocaribe, un véhicule blindé pour l’enquêteur en chef, une commission indépendante sur la corruption et une flopée d’initiatives arrivant de la Primature à une vitesse sinon alarmante, à tout le moins, extrêmement extraordinaire.

Le Parlement et la Primature n’étaient pas les seules institutions politiques à être atteintes de la fièvre Petrocaribe. Une opposition jusque-là ineffective et aisément ignorée avait trouvé dans le PetrocaribeChallenge l’espoir d’un renouveau. Le Président Jovenel Moïse qui avait fait de la corruption les 5 plus grands problèmes d’Haïti tout en étant lui-même inculpé pour blanchiment d’argent, était passé, de la mise en garde contre une chasse aux sorcières dans le dossier Petrocaribe le jour de son investiture, à la promesse, par le moyen de 3 tweets, d’une réponse célère de l’Etat contre les firmes impliquées et le renvoi de son chef de Cabinet, Wilson Laleau, et de 17 autres conseillers.

Au 17 septembre 2018 déjà, le Président Jovenel Moïse s’était déjà essayé à demander #KotKòbPetroCaribeA – un peu, comme un an plus tard, dans son très matinal discours du 25 septembre 2019, il s’essaiera à promettre #AyitiNouVleA.

Un mois plus tard, au 18 octobre, le Président se faisait plus décisif et appelait les « grands commis de l’Etat indexés » dans le(s) rapport(s) Petrocaribe à se mettre à disposition de la justice:

En sacrifiant son très puissant chef de cabinet à la contestation, le Président semblait offrir un « geste de bonne volonté » et une « victoire » de plus à un mouvement débuté par un tweet et qui en avait connu d’autres. Le 3 septembre 2018, par exemple, le lendemain de la première marche du Petrocaribechallenge, Monsieur Laleau était à radio Métropole, à pleurer toutes les larmes de son corps à cause de ce qu’il percevait comme une cabale contre ses collègues et lui. Cette même semaine, la CSCCA avait annoncé la publication de l’audit pour janvier 2019 – une promesse respectée, à moitié, de justesse -, le Premier Ministre en faisait un dossier central de sa politique générale et l’ancien Président Michel Martelly était forcé de rétracter ses blagues quant à l’investissement des fonds PetroCaribe dans des hôtels internationaux. Aussi, le « geste » du Président n’impressionna-t-il guère; la mobilisation s’intensifia.

Le PetroCaribeChallenge avait du répondant. Il avait alors atteint plus de 7 millions de personnes sur Twitter et encore plus sur Facebook et Whatsapp et augmenté l’intéret pour le dossier PetroCaribe. Il y avait eu des marches partout dans le pays et dans la diaspora. Les demandes formulées étaient d’une remarquable constance: audit, enquête, procès pénal, restitution, et les manières de le faire d’une remarquable variété:

  • #OditKolektif invitant la nation à faire son audit parallèle en attendant la CSCCA, en postant photos et vidéos attestant de l’état des projets Petrocaribe
  • #PetroKonsyans pour informer les gens et les sensibiliser à la nécessité de cette demande de reddition de comptes
  • #PetroLegliz, #PetroTravay, #PetroLekòl …, pour amener le #PetroCaribeChallenge à ses pairs
  • #PetroCamping en attendant la marche du #17OKtòb
  • des graffitis, des billboards, des stickers, des tshirts, des murales …

Une telle créativité et une telle prolifération de méthodes de protestation les rendaient difficiles à saisir par les centres traditionnels du pouvoir. Les intentions des censeurs se tournaient contre eux. Ils arrachaient des banderoles, les gens se transformaient en banderoles. Ils attaquaient le financement des t-shirts, les modèles étaient publiés et les machines artisanales de reproduction se multipliaient dans le pays. Ils repeignaient une murale, le lendemain plusieurs autres avaient pris sa place. Comme l’Hydre de la mythologie, chaque tentative de bloquer le mouvement voyait des copies apparaître partout dans l’infosphère haïtienne. L’auto-communication de masse relayait l’information lors où les médias traditionnels cherchaient à trouver qui était derrière tout cela. La communication de plusieurs à plusieurs offrait à la société civile et à ses militants – que les médias qualifieront de Petrochallengers – un espace où ils pouvaient faire entendre leurs voix et défendre leurs points de vue, une caractéristique essentielle à toute démocratie.

Pendant ce temps, les sirènes de l’opposition politique se faisaient insistantes. Les prises de contact se multiplièrent. Certains résolurent, au mépris des engagements du début, de conclure des alliances conjoncturelles pour augmenter la pression. Des rencontres eurent lieu. Des ententes furent conclues. Au 18 novembre 2018, la marche du #PetroCaribeChallenge s’était transformée en manifestation anti-Jovenel Moïse.

Au lendemain d’une manifestation qui a failli me coûter la vie – ne jamais prendre un bêtabloquant pré-manif pour se retrouver à prendre de l’adrénaline post-manif – je discutais avec un ami de la suite à donner aux événements et, comme je lui disais qu’il faudrait sans doute partager nos idées avec les autres, il énonça une vérité que nous évitions depuis quelque temps. Il commençait à se méfier de certains membres du groupe. Moi, je n’étais déjà plus là, je lui confiai tout de go, le 19 novembre 2018, 19:36:

M rann mwen kont, se pa Moy ki pran mouvman an nan men »Petrochallengers » yo. Se yo ki t ap tann yon Moy vin jete JoMo. Se yo k ap pran woulib.

Il était plus mesuré. Il pensait que nous prenions roue libre l’un sur l’autre. J’insistai: nous nous étions faits avoir. La conversation n’alla pas plus loin mais c’était décidé: pour moi, la rue, c’était fini. Les marches, je voulais bien; un voye ale de plus ne m’intéressait guère. J’avais déjà vu cet arbre. C’était, pour moi, le signal qu’on s’était perdu.

J’ai effectivement arrêté la rue et d’autres avec moi. D’autres continuèrent de croire à la roue libre mutuelle. Les groupes de Petrochallengers se multiplièrent, les manifestations, les actes de violence et les Peyi lòk aussi … renforçant une opposition jusque-là quasi-moribonde jusqu’à lui permettre, dans sa note du 8 novembre 2019, d’effacer les Petrochallengers en 1) fixant le début des revendications des « opposants et des militants politiques » à deux ans et 2) concluant un accord entre partis politiques.

Cet effacement en règle des PetroChallengers est tout sauf fortuit. Il résulte de la mise en oeuvre de mécanismes vieux d’un siècle par lesquels, pour reprendre feu l’historien Michel Hector, les classes dirigeantes se mettent ensemble pour empêcher les alliances populaires. De sorte que, lorsque, pour reprendre Gessica Geneus, blessés par balles, nous arrivons à l’hôpital pour nous faire soigner, ce soit le bandit qui nous a tiré dessus qui se métamorphose en médecin sauveur.

Cet arbre-ci est, je veux le croire, bien plus visible. Voilà pourquoi – et puisque ce billet prétend redonner espoir – je crois qu’il y a là une opportunité unique de reprendre la main.

Des liaisons dangereuses est née la fin de la cohésion qui, à ses débuts, avait permis de faire émerger un discours concret, concis et clair. Ces alliances conjoncturelles ont bloqué, pendant un an, l’exécution du plan de rassemblement national et conduit à la perte du contrôle de notre combat pour la dignité. Il était entendu qu’en l’absence de structure, nous allions vers l’échec. #LideAnvanLidè. La structure avant la rue. Nous n’avons pas respecté le plan et nous sommes perdu.e.s en forêt; apprenons notre leçon et allons vers l’avant.

Aller vers l’avant suppose ici de revenir aux bonnes habitudes du début et comprendre, à nouveau, avec Michel Hector, que « des pistes neuves doivent être explorées, sans dogmatisme… sans aucun pragmatisme dépourvu de perspective… Il faut une réflexion plurielle et des débats ouverts accompagnant l’engagement pour une véritable transformation des divers champs de la vie sociale. »

Aller vers l’avant exige que tous les citoyen.ne.s qui se sont senti.e.s concerné.e.s et se sont engagé.e.s dans cette révolution de la dignité – et pas que les Petrochallengers – unissent leurs forces pour rejeter cette nouvelle farce qui se prépare.

Aller de l’avant, c’est surtout se rappeler que lorsqu’on décide sans nous, on décide contre nous.

Le destin de notre pays est entre nos mains. À nous de le saisir. Il est temps de reprendre les consultations nationales pour préparer #AyitiNouVleA. Pas l’Haïti de politiciens réunis dans des hôtels internationaux mais celle des citoyen.ne.s barricadé.e.s chez eux, dans leurs quartiers, dans leurs villes et dans leurs vies, dans cette geôle à ciel ouvert qu’est devenue notre pays.

L’Haïti où nous arrêterons de marquer les anniversaires de meurtres et de massacres impunis tel celui de La Saline qui, il y a tout juste un an, vit une communauté, pendant 14 heures, être la proie de bandits tuant, violant, pillant les nôtres dans l’indifférence complète de l’Etat.

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