S’il fallait trouver un thème pour la semaine dernière, la diffamation aurait été une concurrente sérieuse. La semaine a ainsi démarré sur des chapeaux de roues avec les déclarations tumultueuses – et maintes fois répétées – d’un candidat à la présidence à propos de la vie privée d’un autre candidat à la présidence; de plusieurs, pour être tout-à-fait juste. Puis il y a eu la « mystérieuse et suspecte » disparition d’un fils du Président, les accusations à l’emporte-pièce d’un représentant d’un parti politique à l’encontre de trois membres de la Cour Supérieure des Comptes et du Contentieux Administratif CSC/CA) et l’intermède – particulièrement ragoûtant d’après ceux qui l’ont écoutée – d’une artiste à succès, remontée contre les ragots d’un animateur en manque d’audience.
Les menaces de poursuite en diffamation se sont, naturellement, multipliées ; nous verrons où tout cela mènera. À notre connaissance, il n’existe guère chez nous de cas majeur de poursuite en diffamation auquel l’on pourrait aisément se référer. Il y a bien eu le cas Pradel Henriquez en 2011 mais cela ne semble pas avoir été au-delà de l’acte d’accusation. Chez nous, on a tendance, dans ces cas-là, à prendre soi-même les choses en main. En injuriant copieusement l’impertinent (et toute sa race), à la Rutshelle Guillaume. En réapparaissant en public lors d’un voyage officiel de son président de père, à la Olivier Martelly. En allant se défendre du bec et des ongles à la radio, à la Steven Benoit. En organisant une conférence de presse pour informer de la nécessité de « [tracer] des exemples … dans le pays sur des gens malhonnêtes qui cherchent à porter atteinte à la personnalité des gens crédibles » à la CSC/CA.
En Haïti la diffamation est un délit. L’article 313-1 du Code pénal dispose:
Sera coupable du délit de diffamation, celui qui, soit dans les lieux ou réunions publics, soit dans un acte authentique et public, soit dans un écrit imprimé ou non qui aura été affiché, vendu, ou distribué, aura imputé à un individu quelconque des faits qui porte atteinte à son honneur et à sa considération.
Dans les cas précités, nous retrouvons cette imputation publique avec intention de nuire à la réputation de quelqu’un. Dans le premier des cas, par exemple, la réputation de l’ancien Sénateur est gravement menacée par cette grotesque présentation d’un homme entièrement dominé par son amant de président, marié de surcroit. L’on comprend aisément qu’il veuille s’en défendre.
À des journalistes lui faisant part de l’annonce de poursuites éventuelles contre lui, Newton Saint-Juste, qui a l’habitude des scandales, a répondu les attendre impatiemment. Avocat de son état, il a été, pendant l’ère Martelly, l’autre moitié du couple le plus déterminé contre elle qu’ait connu la famille présidentielle. Leur combat contre la corruption du régime leur a valu de connaitre, ensemble, le béton et la prison. Puis, vinrent les inscriptions à la présidentielle. Ne pouvant s’entendre sur qui des deux méritait de devenir le premier d’entre nous, ils se séparèrent. André Michel, l’avocat du peuple, garda la Plateforme Jistis. Newton Saint-Juste a dû se trouver une nouvelle maison, en un particule auquel il fallait une tête, le Fwon Revolisyone pou Evolisyon Mas yo (FREM). Enfin, vint la trahison ultime, Me Michel – apparemment conscient de la maigreur de ses chances – s’est allié à l’ancien Sénateur Steven Benoit. Les déclarations de Me Saint-Juste sont peut-être à placer dans ce contexte.
Toujours sur la question des élections, un autre dossier revient à la une, celui du candidat à la Présidence de la Plateforme Vérité, le Professeur Jacky Lumarque. Retiré de la liste des candidats pour la présidentielle, le 19 juin 2015, il a continué de se battre pour sa réintégration et « le respect de l’État de droit ». Son retour dans l’actualité cette semaine, nous le devons à l’ancien député et principal accusateur de Jacky Lumarque dans la presse – et accessoirement au Bureau du Contentieux Électoral National où il a été débouté – Jonas Coffy. Monsieur Coffy, absent quelque temps de la scène médiatique, nous revient avec une bombe : la Plateforme Vérité aurait acheté, argent comptant, pour un million et demi de dollars pour être précis, le verdict favorable de la Cour. Une accusation grave s’il en est mais qui ne semble nécessiter d’autres preuves que le simple fait par Jonas Coffy de l’affirmer.
Les procès en diffamation, il est vrai, ont souvent été embrassés par les régimes autoritaires comme un moyen privilégié d’appliquer la censure contre les critiques du régime. Sur ce sujet, l’excellent Competitive Authoritarianism de Steven Levitsky (2010) offre un panorama assez complet de l’utilisation de la « répression légale » dans les régimes dictatoriaux sérieusement mis à mal par la fin de la Guerre Froide. La diffamation étant une limite classique à la liberté d’expression, c’est l’arme idéale pour ôter aux gens la loi de leur bouche et certains gouvernements ne se sont pas privés de l’utiliser pour éliminer tout risque de remise en question de leur pouvoir. Toutefois, dans l’intérêt de la qualité du débat démocratique et de la transparence de l’espace public, il importe de traquer et de décourager au maximum les cas avérés de diffamation sous peine de nuire à la démocratie.
Déjà, dans la Grèce Antique, s’était posé le cas difficile des délateurs professionnels, les sycophantes (συκοφάντης), auxquels avaient donné naissance le tribunal du peuple, l’Héliée. La dénonciation des crimes étant basée sur le civisme populaire – en lieu et place du ministère public actuel – l’accusateur percevait, en cas de victoire, une partie de l’amende versée. Motivés par l’appât du gain – et non par le civisme – certains vont se lancer dans le business de la délation, accusant à tout venant, ne vous déplaise. Pour y remédier, il fut convenu que les accusations non fondées seraient punies d’amendes sévères et que celles qui obtenaient moins d’un cinquième des voix du tribunal verraient leur auteur frappé d’atimie (ἀτιμία, privé d’honneur) et privé de certains droits politiques dont, notamment, le droit d’accuser. C’est la même préoccupation qui guida le législateur romain dont nous avons hérité notre système juridique actuel. L’idée générale est de limiter la pollution inutile de l’espace public ; la lutte pour la démocratie et l’établissement de la République (res publica, chose publique) étant une lutte d’idées et non de personnes.
Malheureusement, les coups volent bas, très bas, dans notre république. La campagne présidentielle va bientôt s’ouvrir. À quel niveau de dégradation devrons-nous nous attendre ? Quand s’arrêtera donc la dégringolade de notre démocratie qui n’en est pas une ? Jusques-à-quand accepterons-nous de continuer d’aller de bim en bim jusqu’à l’abîme finale ?
Depuis des décennies, nous sommes pris en otage par des gens bêtes et méchants pour qui nous semblons avoir développé le syndrome de Stockholm. Si plus de 70% d’entre nous pensent que nos dirigeants ne gouvernent que dans leur intérêt et non dans celui de l’intérêt général, nous nous y sommes attachés et nous sommes laissés prendre dans une spirale malsaine et fataliste de normalisation de leur pouvoir sur nous. Si nous sommes 93% à signaler que la corruption est grave, nous versons régulièrement des pots-de-vin pour obtenir les services de base, notamment au système judiciaire où ceux-ci atteignent une fréquence de 43%, d’après les résultats de l’Enquête Diagnostique sur la Gouvernance de l’Unité de Lutte contre la Corruption (2007).
Dans cette société du tout achetable, nous entretenons des doutes sur notre identité de peuple et vivons une véritable crise identitaire. Nous avons développé l’attitude classique de l’humilié qui se questionne sur sa valeur intrinsèque. Après tout, s’ils nous dirigent et nous humilient, nous avons dû faire quelque chose pour les mériter ? N’est-ce pas ? N’est-ce pas !