Les 17 mercenaires colombiens accusés d’avoir assassiné feu le Président Jovenel Moïse sont passés aujourd’hui devant le juge de la cour d’appel pour proclamer leur innocence. Ils sont arrivés frais et dispos, ne semblant pas particulièrement affectés par leur séjour de plus de trois ans en prison. Des plaisantins se demandent s’il n’y a donc que les Haïtiens à être affectés par la prison au point qu’il leur suffit d’y être quelques jours pour ne plus avoir que la peau sur les os. Nous vient immédiatement à l’esprit la figure familière, frêle et décharnée du pauvre Clifford Brandt, deux fois libéré à l’insu de son plein gré et actuellement en cavale. Mais un autre individu connu de nos lecteurs nous revient également en mémoire : Emmanuel « Toto » Constant, récemment rapatrié des États-Unis où il s’était réfugié, après voir présidé, présumément à l’insu de leur plein gré, au massacre de milliers d’Haïtiens.
Certes, les conditions carcérales en Haïti sont notoires. La prison y est une machine à broyer, une fabrique de spectres, faite de cellules surpeuplées, d’insalubrité chronique et de détenus vivant entassés à un quart de mètre carré par personne. L’accès à la nourriture, à l’eau potable et aux soins médicaux est rare, sinon inexistant, et la malnutrition est une réalité quotidienne avec des repas, souvent limités à une poignée de riz ou une cuillère de bouillie aussi sporadiques qu’insuffisantes. En 2023 – avant que les chefs de gangs ne se lancent dans une série d’évasions totales et spectaculaires – la population carcérale haïtienne atteignait près de 12 000 détenus pour une capacité théorique de 3 000 places. Ce sont là des conditions qui favorisent tant la détérioration physique que la dégradation psychologique des prisonniers. Dans un tel contexte, il n’est pas étonnant que les prisonniers haïtiens émergent de leur captivité comme des âmes en peine, vidées de leur substance.
Je suis tentée de croire que cette « anémie carcérale » qui semble spécifiquement affecter les Haïtiens est liée à notre esprit libertaire et au fétichisme de la liberté qui l’accompagne et nous pousse à vouloir toujours vivre libres ou mourir. Une asphyxie spirituelle, un véritable « mal de la liberté », une intolérance presque viscérale à la captivité nous voit dépérir rapidement, comme des oiseaux en cage qui ne chantent même pas. Et Dieu seul sait combien nous aimons chanter dans ce pays où les chansons, aussi nombreuses qu’éphémères, ne durent pas trois mois. Ce syndrome de l’âme libre, profondément ancré dans l’histoire et la culture haïtiennes, pourrait expliquer pourquoi nos chaînes, physiques ou symboliques, nous pèsent bien davantage que dans d’autres contextes. Cette souffrance des chaînes, sorte d’eleuthérophobie (avec mes excuses aux linguistes spécialistes du grec ancien) quasi-débilitante, pourrait expliquer une autre de nos allergies, celle que nous avons aux règles et qui a longtemps défini nos relations à l’État.
Depuis l’indépendance, notre rapport à l’État s’est souvent caractérisé, et non sans raisons, par une défiance viscérale envers les institutions et les lois. Héritage direct de la lutte contre l’esclavage, ce rejet des chaînes s’est transformé en une méfiance généralisée à l’égard de toute forme de contrainte. Nos révolutions, nos insurrections et même nos crises politiques récurrentes reflètent cette incapacité chronique à concilier liberté individuelle et cadre collectif. Il s’agit là d’une tension permanente qui’il nous faut résoudre en réflichissant profondément à la manière dont nous percevons et intégrons la liberté dans nos structures sociales.
Nous sommes le peuple de Vertières, celui qui n’a pas négocié sa liberté et qui a fait d’elle une condition sine qua non de l’existence. C’est une fierté, le pilier de notre communauté imaginée, notre mythe national. Il ne saurait être question de l’abandonner. Cependant, nos institutions, constamment sous tension, ont besoin, pour leur survie, que nous arrivions à concilier l’ordre collectif avec l’esprit libertaire individuel. Nos lois sont écrites, mais rarement appliquées, un peu comme si les appliquer serait une atteinte à cette liberté sacrée que nous portons en nous comme un héritage génétique. Or, sans des lois respectées et des institutions fortes, cette liberté chèrement acquise, se transforme en chaos, en une spirale où chacun agit selon son propre intérêt, au détriment du bien commun.
Si la prison semble affecter les Haïtiens plus que d’autres, c’est peut-être parce qu’elle touche à l’essence même de ce que nous sommes : un peuple profondément attaché à sa liberté, au point d’en faire une condition de survie. Même si, au-delà de cette dimension intrinsèque, il faut aussi considérer le risque bien réel que les prisonniers étrangers soient mieux traités que les Haïtiens, malinchisme et représentations diplomatiques obligent. Cette situation explique peut-être pourquoi nous dépérissons dans des prisons où d’autres survivent, mais aussi pourquoi nous dépérissons dans des États où d’autres construisent. Cette liberté absolue en deviendrait un talon d’Achille collectif, nous empêchant d’accepter les règles nécessaires à la construction d’un véritable État de droit, puisque, une sorte de miroir d’un peuple pour qui être enchaîné, même par des règles, équivaut toujours à mourir un peu.





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