Dieu et César

Nous sommes en -399, un procès au tribunal de l’Héliée défraie la chronique. Socrate, le grand philosophe athénien est accusé d’avoir bafoué les Dieux de la Cité. Cinq ans plus tôt, Athènes la sublime, centre du monde et berceau de la civilisation, subissait une défaite cuisante dans la guerre du Péloponnèse. Cinq ans plus tôt, l’empire athénien s’effondrait pour ne plus jamais renaitre.

La crise économique et les tensions politiques succèdent à la guerre. C’est tout le mode de vie athénien qui est remis en question alors que les réponses se font de plus en plus rares. Dans ces cas-là, il est indiqué de trouver un bouc émissaire. Socrate, le « taon » auto-proclamé d’Athènes – dont les disciples armés de la méthode socratique s’ingéniaient à remettre en question Athènes-la-sublime – était le pharmakos rêvé. On l’accusa de :

  • Ne pas reconnaitre les dieux que reconnait la cité ;
  • Introduire des divinités nouvelles ;
  • Corrompre les jeunes gens. (Xénophon, Mémorables (I, 2, 12-27)

Devant ses juges, Socrate, 70 ans, reste égal à lui-même, remet tout en question, irrite par son « arrogance » et finit par conduire sa propre exécution en buvant la cigüe qui lui était fournie.

Dans la cité grecque antique, le citoyen est d’abord et avant tout caractérisé par ses devoirs. Devoir de payer les impôts. Devoir (militaire) de faire la guerre. Devoir de voter. Devoir de participer aux cultes religieux. De ces quatre devoirs, le dernier est le seul dont l’absence est considérée comme un crime d’État. C’est le monisme antique où le respect des Dieux sert de garantie de respect de l’autorité.

Les Grecs ne sont pas seuls dans cette conception du pouvoir. Dans l’Ancien Testament, les rois, Saül, David, Salomon … sont des oints de Dieu. Choisis par Yahvé pour diriger son peuple qui leur doit obéissance. Les pharaons égyptiens sont fils de Râ, le dieu Soleil. Olympias, mère d’Alexandre Legrand, l’aurait conçu non avec Philippe de Macédoine mais Zeus dont elle était la prêtresse. Idem pour Hoelun, mère de Genghis Khan et Marie, mère de Jésus. En Méditerranée, le pouvoir est divin. Dieu légitime César. Dans le dernier cas toutefois, un changement s’est opéré. Le royaume du Christ n’est pas de ce monde et quand, au IVème siècle de notre ère, le christianisme devient religion d’État, le cadre de pensée n’est plus le même.

Même s’il n’a pas prétention à ériger une nouvelle doctrine politique, le christianisme s’intéresse aux relations entre le pouvoir politique et la religion et installe le triomphe du dualisme, avec d’un côté un pouvoir temporel (l’état) distinct d’un pouvoir spirituel (l’église). « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu » disait Jésus (Luc 20 :25). Saint Paul écrivant qu’ « il n’est de pouvoir que de Dieu et ceux qui existent sont institués par Dieu » (Romain 13 :1) est la base de toute politique chrétienne. Ses 14 épitres s’attachent à définir l’approche politique de l’Église. L’enseignement des Évangiles permet d’introduire de nouveaux concepts dans le débat politique : contrat, égalité des hommes, prise en compte de l’individu ou encore soumission de l’homme à Dieu et aux gouvernants.

Avec le Christ – contemporain des stoïques et de leur très belle idée de l’existence d’une personne humaine inaltérable et inaliénable – s’affirme non seulement l’autonomie de la vie spirituelle de chaque être humain mais aussi le caractère individuel du salut. C’est l’égalité des âmes devant Dieu – dont on devient les enfants quand on croit en son nom (Jean 1 :12) – mais pas encore celui des hommes dans la société – ils ont beau être tous les deux juifs, Jésus n’est pas Marx, l’émancipation des esclaves (invités à accepter leur état et se soumettre à leurs maîtres, 1 Corinthians 7 :21-22) et des femmes (priées de se rappeler de leur état et soumettre à leurs maris, Ephésiens 5 :22) attendra.

C’est Niccolò Machiavelli qui, pour la première fois, viendra délivrer la politique de l’emprise consacrée de de la loi naturelle (et/ou divine) sur la loi des hommes. Premier grand penseur de la modernité, il pense la politique et le politique comme dégagé des Anciens, de la moralité. Chez lui, aucune référence à un droit naturel ou à une loi divine. Machiavel pense l’État et la politique dans l’État. Une politique qui emploie tous les moyens, loyaux ou déloyaux, pour l’intérêt personnel de l’homme politique. Une théorie politique qui défend publiquement la possibilité de mentir, de tuer pour atteindre au pouvoir … et, c’est tout-à-fait nouveau, le justifie. Dieu perd sa fonction justificatrice. L’ère du Deutéronome chapitre 20 est terminée. Désormais, l’on s’attache à :

  • donner une explication rationnelle de l’origine de la société et de la formation de l’État,
  • limiter le pouvoir absolu et
  • établir les bases assurant la liberté des hommes.

La religion vient de perdre l’essentiel de sa prééminence d’autrefois et sa capacité d’organiser nos perceptions du monde (Weber, 1905). Dans ses trois vagues de la modernité (1989), Léo Strauss (antimoderne) voit dans Nicholas Machiavel et Thomas Hobbes – du fameux homo homini lupus – les porteurs de la première vague caractérisée par un rejet de la philosophie politique préoccupée jusque-là de savoir comment l’homme doit vivre. Avec les modernes, la question change pour devenir : Comment l’homme vit-il ? Apparemment, dans un épisode de Game of Thrones, dans la peur et la méchanceté.

Cette méfiance généralisée se retrouve dans toute l’œuvre de Thomas Hobbes qui écrit à un moment particulier celui de la guerre civile anglaise (et de la Fronde française), événements avant-coureurs du libéralisme porté, en Europe, par un désir, celui de la liberté ; une liberté, celle de la religion et de conscience ; et un droit : celui de militer et de s’organiser sans risques de représailles.

Dans cette lutte des individus contre le despotisme des monarques pour l’instauration d’un nouveau régime, « la fin de l’État est en réalité la liberté » (Spinoza, Traité théologico-politique , Livre XX). Ce n’est pas le bonheur (athénien) de la cité, la soumission (chrétienne) à Dieu, l’intérêt (machiavélien) de l’homme politique ou la crainte (hobbesienne) du Léviathan. L’État a désormais comme finalité la liberté des individus. La liberté de pensée et d’opinion est entièrement bonne et doit être entièrement reconnue par l’État.

Dans sa théorie politique de la liberté, Spinoza, comme Hobbes avant lui, procède à une démonstration critique des méfaits de l’utilisation de la religion par les pouvoirs politiques. L’histoire regorge d’exemples de cette instrumentalisation de la religion pour conduire les populations à, non seulement se plier aux décisions de leurs dirigeants, mais aussi à commettre les pires exactions, des croisades au terrorisme islamique.

En Allemagne, Hegel pose les bases de la dialectique et Feuerbach développe le thème de l’aliénation de la classe ouvrière par la religion. En cela, ils inspirent le marxisme certes mais aussi l’anarchisme. D’abord apolitique (William Godwin), l’anarchisme va toutefois évoluer avec les russes Netchaïev et Bakounine vers le collectivisme. Dans Dieu et l’État (1871), ce dernier considère que la liberté de l’homme et son rejet de tout asservissement implique une éducation de tous et voit en la science la seule vraie conscience de l’humanité.

Lorsque, en 1882, Nietzsche écrit son très célèbre Gott is tot (Dieu est mort), il fait donc un constat. Il ne tue pas Dieu. Il prend acte de sa mort dans l’espace public (européen). Ce n’était d’ailleurs pas un constat joyeux mais une réalisation angoissante et angoissée, une mort anxiogène:

« Dieu est mort ! Dieu reste mort ! Et c’est nous qui l’avons tué ! Comment nous consoler, nous les meurtriers des meurtriers ? Ce que le monde a possédé jusqu’à présent de plus sacré et de plus puissant a perdu son sang sous notre couteau. — Qui nous lavera de ce sang ? Avec quelle eau pourrions-nous nous purifier ? Quelles expiations, quels jeux sacrés serons-nous forcés d’inventer ? La grandeur de cet acte n’est-elle pas trop grande pour nous ? Ne sommes-nous pas forcés de devenir nous-mêmes des dieux simplement — ne fût-ce que pour paraître dignes d’eux ? » » ( Le Gai Savoir, Livre troisième, 125).

La mort de Dieu entraîne une crise morale. Maintenant qu’il n’est plus, sur quoi fonder nos valeurs ? Dans la conclusion de ses formes élémentaires de la vie religieuse (1912), le sociologue Émile Durkheim va au cœur du problème :

« Les anciens dieux vieillissent ou meurent, et d’autres ne sont pas nés. »

Le culte de l’égalité a conduit aux goulags soviétiques. Celui de l’argent aux ateliers de misère. Les nouveaux cultes ayant échoué, les dieux anciens retentent leurs chances. Renouveau charismatique, revivalismes religieux, islamisme politique… les prêtres des anciens dieux proposent des réponses là où la politique amorale et areligieuse a échoué. L’État, affaibli par les avatars de ces nouveaux cultes que sont la mondialisation et les exigences de liberté, saisit la perche tendue, s’associe à et s’appuie sur ce retour du divin dans l’espace public.

Les anciens dieux exigent toutefois des sacrifices. Comme dans la délirante série American Gods (2017), ils en raffolent. Les homosexuels pour les fondamentalistes chrétiens, les femmes pour les fondamentalistes musulmans, le bon sens pour les adeptes du New Age … Sans pitié, leurs tribunaux condamnent des Socrates à boire la ciguë de la haine et de l’ignorance.

Les fous de Dieu vont sans doute finir par s’en mordre les doigts, toutefois. Dans De l’envie et de la haine, Plutarque rapporte que les citoyens athéniens – qui s’attendaient à ce que Socrate s’enfuie et ne se soumette pas à la sanction – s’en prirent aux accusateurs du philosophe et firent si bien que ceux-ci se tuèrent.

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