Moi, je pars 50 ans

Hier après-midi, une toute petite, infinitésimale, partie de mon cœur s’est brisée. Pourtant, je sais le protéger. J’aime en mode détachéJe rationalise à outrance. Je supporte mal les décors en carton-pâte. Je devrais être blindée. Pourtant…

C’est que, voyez-vous, j’ai été prise par surprise. Un instant,  j’étais la mère-oiseau se réjouissant de voir ses petits futurs médecins quitter le nid de la fac pour un stage à l’étranger d’abord puis l’internat; l’instant d’après,  l’un d’entre eux me confiait qu’il ne reviendrait pas, qu’il s’arrêtait là.  Pas de service social. Pas d’Haïti. Rien. Fini.

« Moi, je pars 50 ans », m’annonce-t-il, avec une assurance que je ne m’explique pas. Comme je restais interdite,  un de ses collègues se charge d’expliquer: « Oh non, Madame Camilien. Il va continuer avec ses études. Il veut dire qu’il va passer son matching.  » C’est déjà plus clair mais passer le matching ne dure pas 50 ans. C’est long, 50 ans.

Mon jeune futur médecin s’empresse à son tour de me rassurer. Il viendra au pays de temps en temps. Quand il le pourra.  Il continuera, promis juré, de s’impliquer dans le développement de sa petite commune d’origine comme il le fait déjà. Mais, voilà, il a un ami américain, cardiologue, dont le salaire annuel est de 750 000 dollars. Lui, aussi, aimerait pouvoir, un jour, avoir droit à un tel salaire. Il est prêt à travailler dur pour y arriver. Vous savez combien je peux travailler dur, Madame Camilien. (C’est vrai, c’est un très bon étudiant, aussi appliqué que déterminé.) Mais, pour cela, il ne peut rester en Haïti. Il n’y a aucun encadrement. Les médecins gagnent une pitance. Après toutes ces années d’étude, c’est insupportable.

Ses quatre collègues sont d’accord. Le pays n’offre rien. Eux aussi vont sans doute chercher à passer leur matching. Ils vont revenir avant 50 ans mais, il faut de l’argent, Madame Camilien, pour aider son pays et ce n’est pas en restant ici pour chercher un job qui ne paie pas qu’on y arrivera.

Ils sont conscients de l’ironie de la chose: Haïti manque cruellement de médecins et les voilà  en train de se préparer à s’en aller. Ce n’est pourtant pas de gaieté de cœur. Savoir que, en Haïti, il n’y a que 6 médecins pour 10 000 habitants leur fait mal. Presque physiquement. C’est même révoltant. Mais rester ici servirait à quoi, Mme Camilien ? Il n’y a pas d’infrastructures, aucune structure, même pas une volonté de  changer...  Et puis, il faut vivre…

Ils avaient raison bien sûr. Que pouvais-je bien leur dire ? Que, moi qui joue à la rationnelle, je suis rentrée en Haïti après le 12 janvier 2010 avec l’idée tout-à-fait sensée de changer mon pays dans une période encore plus raisonnable de dix ans ? Que j’ai béni le ciel d’avoir trouvé une université qui m’accueillait avec tous ces étudiants, jeunes et pleins d’avenir, avec qui j’allais pouvoir construire cette nouvelle Haïti ? Que de les voir si engagés, si prompts à me suivre dans mes folles aventures de volontariat et d’engagement communautaire m’avait redonné espoir ?

Ils savent déjà tout ça. Ils cherchent même à me rassurer. Ce sont de bons garçons – et une bonne fille – et je dois tout de même leur faire un peu de peine en ce moment. Nous allons revenir. C’est certain. Nous allons revenir et changer le système de santé haïtien. Faites-nous confiance.

Je veux les croire. Probablement parce que je sens et je sais qu’ils veulent aussi se croire. Mais aucun de nous n’y arrive tout-à-fait et c’est cela précisément qui fait mal. Selon le rapport (2010) du Groupe de Travail sur l’Éducation et la Formation (GTEF), tous les jours, Haïti met au monde 800 nouveaux enfants. Sur ces 800 enfants, filles et garçons, seulement 7 finiront avec un diplôme universitaire dont 5 à 6 partiront à la recherche d’un mieux-être ailleurs. Tous les jours, pendant 20 ans ou plus, Haïti investit et s’investit dans des enfants destinés à aller développer d’autres régions, sous d’autres cieux. Voilà donc Haïti, pays le plus pauvre de l’Amérique selon la formule consacrée, grand fournisseur de ressources humaines qualifiées des pays les plus riches de la planète.

De temps à autre, nous arrivent des nouvelles du succès de ces bénéficiaires de l’immigration choisie. Alors, nous chérissons ces bribes qui nous restent, cette fierté délocalisée qui nous permet de rêver. Tous nos journaux en parlent. Les réseaux sociaux exultent. Certains, toujours, nous rappellent, avec quelque raison, que s’ils étaient restés en Haïti, ils n’auraient probablement pas aussi bien réussi. C’est sans doute vrai mais nous les avons portés et, même adoptés ailleurs, leur succès nous concerne. Doublement même. Il nous redonne espoir.

Voilà pourquoi, lorsque mon futur médecin deviendra un grand cardiologue à 750 000 dollars l’an, je serai proprement insupportable. Le (très très) gros morceau de mon cœur qui ne s’est pas brisé  hier battra si vite, si vite. À l’inquiéter même, s’il l’entendait. Et je serai fière, si fière.

Et si, un jour, il nous revient, même après 50 ans, eh bien tant mieux !

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