Pour A. que les débats sur la seule vraie science (TM) indispose.
À la mi-décembre, un ingénieur partagea cet article de RFI au titre provocateur: L’économie n’est pas «une science, mais une idéologie», provoquant une sainte ire chez deux économistes. Foutaises! s’écria l’un. Balivernes! confirma l’autre. Il est fort probable qu’aucun des trois n’ait lu l’article. La chose est d’ailleurs presque certaine. L’aurait-il lu, notre ingénieur qui, par définition, est plus technicien que scientifique, aurait compris qu’il n’y avait là rien pour conforter sa fausse fierté d’appartenir à la seule vraie science (TM), la physique. Nos deux économistes, s’ils avaient pris le temps de lire la réflexion de l’économiste bien connu Yash Tandon, auraient compris que celui-ci faisait référence à la mainstream de la discipline; celle que l’on enseigne dans les grandes universités anglo-saxonnes; celle dont son ancienne école, la London School of Economics, est un Haut-Lieu; celle qui est à l’oeuvre dans les institutions financières internationales; celle que récompensa, exclusivement, avant la crise de 2008, le faux Prix (de la banque de Suède en mémoire d’Alfred) Nobel de l’économie.
Le libre-échange est un mythe. Le commerce, certes, n’a pas toujours été une guerre. L’Afrique et l’Asie ont échangé pendant des siècles sans éprouver le besoin de se coloniser l’une l’autre. Les comptoirs coloniaux puis l’esclavage, il y a 400 ans, ont introduit un élément de violence dans le capitalisme moderne, en faisant de l’être humain une matière première. Ses effets, minimisés dans la pensée comme dans l’enseignement de l’histoire en Occident, ne sont pas assez explorés.
Ce n’est donc pas ici l’économie en tant que discipline des sciences sociales qui est remise en cause mais l’économie telle qu’enseignée par l’école néoclassique. Ce que Yash Tandon et les économistes hétérodoxes comme lui reprochent à l’orthodoxie néoclassique c’est d’avoir fait du dogme du laissez-faire – formule par ailleurs absente des écrits des fondateurs de l’école classique que sont Adam Smith, David Ricardo ou Thomas Malthus – « une maxime de cahier d’écolier », pour reprendre l’expression heureuse de John Maynard Keynes. Ce qui ici dérange, c’est que la loi du marché – sur lequel l’être humain se vend (lui-même) comme s’y vendent les autres marchandises – soit présentée comme aussi immuable, nous le disions dans un autre billet, que la loi de l’attraction universelle et que, conséquemment, il ne nous resterait plus qu’à nous plier à son objectivité toute scientifique.
Évidemment, la critique n’est pas nouvelle. François Simiand (connu de nos lecteurs pour sa joyeuse exhortation à aller au-delà des événements ponctuels) alors qu’il était directeur de la section sociologie économique de la revue-phare de l’école durkheimienne de sociologie, L’Année sociologique, en fera le lieu d’une critique méthodologique de l’économie politique qui s’installe parfaitement dans ce que Philippe Steiner qualifie de « tradition française de critique sociologique de l’économie politique« . Comme le signale, fort à propos, l’auteur, dans l’article précité, Emile Durkheim, Auguste Comte et Pierre Bourdieu – voir la note 7 de l’article – voient dans l’économie politique une « prétendue science » « dans [laquelle] l’idéologie – l’étude des idées que les savants se font d’un problème, plutôt que l’étude du problème lui-même – exerce ses ravages » et à laquelle il faut substituer « une théorie alternative pour comprendre l’action économique » qui n’est pas cette « mise en forme mathématique du sens commun » à laquelle se livrent les économistes.
L’ « economics », au sens strict d’économie politique, telle que popularisée par les néoclassiques anglo-saxons, est caractérisée par une croyance fondamentale dans l’indépendance de l’économie. Les faits sociaux que sont le marché et la mondialisation sont présentés comme des faits bruts, des réalités inévitables auxquelles personne ne saurait prétendre échapper. Par là, la « science économique » joue un rôle de légitimation du statu quo, un rôle de naturalisateur des intérêts de ceux que cette « indépendance » de la sphère économique favorise. Elle permet de diffuser l’idée – en dépit de toutes les évidences contraires – que la politique n’a aucune incidence sur les lois économiques et que, subséquemment, nous n’avons guère d’autre choix que de nous y faire. C’est par cette position conservatrice enseignée comme objective, instrument de l’hégémonie culturelle (Gramsci) des tenants du statu quo, que la science économique devient idéologie.
En cherchant à se distancer des sciences « molles » sociales, l’économie s’est enfermée dans ses instruments mathématisés. Cette économie mathématique mainstream a construit pour elle-même des modèles quantitatifs a priori faisant appel à une large gamme de concepts tout en maintenant le moins de variables possibles, ceteris paribus, « toutes choses étant égales par ailleurs ». La formule, pour rappeler celle des « conditions normales de température et de pression » de la physique, ne semble pas moins être une façon bien commode de ne pas tenir compte des variables explicatives autres que celles que l’on a décidé, en fonction du modèle choisi, d’étudier. Cela donne, évidemment, lieu à des calculs d’une rare précision mais ce que l’on gagne en « preciseness », on le perd en « accuracy ». On se retrouve alors, pour ne pas avoir à remettre en question ses modèles, à exiger du monde qu’il s’adapte à ceux-ci. En un renversement total de la méthode scientifique, on en arrive à partir d’une conclusion – ce qui jusque-là était le propre des avocats (objet initial de la formule dumasienne qui sert de titre à ce billet) et des théoriciens du complot – pour trouver les arguments qui confirment la théorie. C’est ainsi donc que l’économie, voulant devenir une science dure à l’instar de la physique, finit par tomber dans l’idéologie. La chose serait risible si elle n’avait autant d’incidence sur nos vies, entre ajustements structurels mandatés par le FMI, creusement profond des inégalités et populismes destructeurs.
Le plus drôle dans tout cela est que, encore une fois, la chose n’est pas nouvelle. Le tout premier projet d’une science économique date du XVIIIème siècle, avec les physiocrates. La grande idée de ces messieurs est que, contrairement au colbertisme industriel qui travaillait à la grandeur du roi de France, la richesse de la France était celle de tous ses habitants et non seulement celle de l’État. Des ouvrages comme l’Essai sur la nature du commerce en général de Richard Cantillon (1775) mettent l’accent sur l’agriculture comme seule activité productive, donnant une surimportance à la terre et ses capacités de multiplier les graines. Le travail de la terre est surévalué pour justifier la position des nobles oisifs, grands propriétaires terriens, aux dépens de ceux qui travaillent la terre dont la contribution est minimisée; un peu comme aujourd’hui, le rôle du capital est surévalué pour justifier le salaire inéquitable du travailleur. Les « lois économiques » semblent ainsi reprendre à leur compte les inégalités du fait de l’organisation politique de la société et les proclament indépendantes et donc inévitables, entre ajustements structurels forcés et crises économiques mortifères, alors que la main invisible se contente de disparaître de la circulation lors qu’on en a le plus besoin.
Abusée et galvaudée, l’expression – qui n’apparaît qu’une fois chez Adam Smith – faisait pourtant référence, chez le père de l’économie classique – qui s’est d’abord et avant tout vu en professeur de philosophie morale – aux conséquences inattendues de nos actions égoïstes. La main invisible est celle de l’individu qui en s’occupant de faire fructifier ses affaires fait, indirectement, avancer la société à laquelle il appartient. Elle fait référence aux externalités, positives ou négatives, de l’activité humaine (économique) et non à une harmonisation automatique du fait des échanges. C’est, par exemple – comme en faisait la blague, mon ancien et excellent professeur d’économie, Jacques Le Cacheux, lorsque entre deux tableaux de grands maîtres utilisés avec brio pour contextualiser des concepts, il le signalait, en passant – l’externalité positive des études avancées que constitue le plaisir que l’on a à converser avec des gens cultivés.
La révolution marginaliste de 1870-1871 a possiblement joué un rôle dans ce travestissement affreux de la main invisible travailleuse et austère des « gens du commun » d’Adam Smith – dont la valeur du travail sera systématisée par David Ricardo puis repris par Karl Marx – en main invisible du marché appelé, sans mécanisme aucun, à s’ajuster lui-même. Dans La Grande Transformation (1944), Karl Polyani rappelle le caractère purement utopique d’une telle proposition.
Une telle institution [le marché autorégulateur] ne pouvait exister de façon suivie sans anéantir la substance humaine et naturelle de la société, sans détruire l’homme et transformer son milieu en désert.
En ce premier jour de l’année 2017, alors que continuent les guerres pétrolières, que les ateliers de misère maintiennent nos frères et soeurs dans des conditions infra-humaines et que nous laissons un 2016 ayant battu tous les records de chaleur, la justesse de la conclusion de Polyani fait plus que nous interpeller, elle nous arrête et rappelle les débats actuels sur la décroissance.
Dans les années 1970, les Chicago Boys avaient eu toutefois l’intuition contraire: la croissance engendrerait le progrès technique qui à son tour engendrerait la croissance, dans un processus infini. Les conséquences furent ce qu’elles sont.
À sa défense toutefois, salutaire crise des subprimes oblige, la mainstream commence à faire son mea culpa, reconnaitre que son grand défaut fut d’avoir confondu l’économie avec la physique, alors que, ainsi que l’écrit le professeur de politique économique internationale, Dani Rodrik, « le monde social diffère du monde physique en ce qu’il est créé par l’homme ». Cette prise de conscience se traduit par des Prix « Nobel » d’économie décerné à des économistes hétérodoxes ou encore la nomination de ceux-ci dans les institutions de l’économie mondiale que sont la Banque mondiale, le Fonds Monétaire International ou encore l’Organisation de Coopération et du Développement Économique.
Nous semblons donc revenir à l’évidence que la fonction d’une science sociale en est d’abord une d’explication et, éventuellement, de recommandation, et non pas de prédiction, même avec le support des mathématiques. Ne serait-ce que parce que les objets d’étude des sciences dites « dures » ne sont pas (encore?) capables de lire leurs travaux et d’ajuster leurs comportements en conséquence.
Lire avant de réagir, s’informer avant de se prononcer, connaître l’histoire et les débats en cours dans sa discipline d’expertise, formuler soi-même une compréhension de tout ceci, … vous en demandez trop.
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Et pourtant, il faut.
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