[Lecture libre] Pour sortir de l’économisme: l’encastrement social

Pour P.C. qui veut nous sauver des économistes!

Cusin François et Daniel Benamouzig, Économie et sociologie, PUF, Paris, 2004, pp. 175 à 243.

Le marché occupe une place centrale dans l’analyse économique. Mais la sociologie a aussi investi ce champ pour montrer les limites de l’approche économique qui tend à déconnecter le marché de toute réalité autre qu’économique. Aujourd’hui, le concept d’encastrement social des marchés est devenu un thème structurant du programme de recherche de la sociologie économique et oppose au marché de la théorie économique un marché indissociable de des structures sociales, des institutions ou des faits culturels qui encadrent, orientent, déterminent l’échange marchand.

Dire que les marchés sont encastrés socialement, c’est reconnaitre qu’ils ne peuvent pas être pensés sans prendre en compte les facteurs sociaux qui déterminent son fonctionnement. Si le concept d’encastrement social des marchés a été étudié dans sa dimension structurale depuis le renouveau de la sociologie économique vers les années 70, les dimensions culturelle et institutionnelle de l’encastrement des marchés suscitent de plus en plus en d’intérêt dans la littérature. L’encastrement institutionnel des marchés renvoie aux institutions qui déterminent l’acte marchand : les comportements traditionnels, les modèles de consommation, les valeurs et les normes, la monnaie et le droit. Dans la suite, le rôle plus ou moins controversé du droit dans le fonctionnement des marchés est discuté puis l’encastrement social des marchés est abordé dans son ensemble avec une emphase sur sa dimension structurale.

Economie et droit

Durkheim reconnaissait déjà un rôle essentiel au droit dans le fonctionnement de l’économie et la coordination des échanges marchands. Pour lui, le contrat marchand présuppose un ordre social qui le rend possible. Ainsi, le droit, qu’on peut considérer comme un des éléments non contractuels du contrat, apparait comme un support du marché en fixant des conventions orientant la conception des contrats. De plus, il contribue à garantir le respect des termes contractuels. On dit que le droit organise la coopération horizontale entre les individus. La nécessité du droit apparait aussi quand on considère que l’échange marchand est un transfert de droit de propriété entre des agents économiques. Or la définition et la protection du droit de propriété tiennent beaucoup de la législation des pays. Le droit peut aussi favoriser la concurrence sur les marchés (droit de la concurrence, lois anti-trust aux États-Unis, etc.).

Il convient toutefois de soulever quelques réserves sur le rôle effectif du droit. En effet, à première vue, marché et droit peuvent paraître antinomiques. Mais cette antinomie apparente n’empêche pas une coexistence nécessaire. Pour reprendre la formule de Dominique Terré, marché et droit apparaissent comme deux « rivaux inséparables ». Cette rivalité peut être problématique dans les cas d’usage abusif de la réglementation par les autorités au risque de paralyser le marché au lieu de participer à son autorégulation. C’est sans doute dans cet esprit qu’Hayek prônait le recours à un droit éprouvé historiquement plutôt qu’au droit fondé sur un effort délibéré de réguler les marchés. Un tel effort aurait plus de chances de se solder par des échecs tout en entravant les pratiques existantes sur les marchés. Quoi qu’il en soit, l’existence d’usages pernicieux du droit sur les marchés n’enlève pas le caractère essentiel du droit en général pour qu’un marché existe et fonctionne.

Economie et culture

D’autres institutions interviennent aussi dans le fonctionnement du marché. C’est le cas par exemple de la morale qui joue encore un rôle déterminant dans les sociétés modernes. La monnaie peut être vue également comme une institution sociale dans laquelle les marchés sont encastrés. En effet, Simmel souligne comment la monnaie fait intervenir des notions comme la confiance, sans laquelle elle ne vaudrait rien. Elle mobilise aussi des représentations individuelles et culturelles variées.

De plus en plus d’études soulignent le rôle de la culture comme système de régulation des activités et des relations sociales, d’où la dimension culturelle de l’encastrement social des marchés. La prise en compte de la culture fait intervenir d’une part les représentations sociales qui lui sont associées et d’autre part, la pose comme un déterminant d’une rationalité axiologique des agents économiques. L’étude de Halbwachs sur l’impact des représentations des ouvriers de la relation entre le prix et la qualité d’un produit dans leurs choix de consommation (atypiques, compte tenu de leurs revenus) montre bien l’importance des représentations sociales. La recherche de la visibilité sociale par l’acte d’achat traduit aussi une influence des représentations sociales sur les marchés, les messages alors associés aux objets de consommation variant avec les cultures.

La nécessité de prendre en compte l’aspect axiologique du fait culturel dans l’explication des échanges marchands est bien illustrée par l’exemple du développement tardif d’un marché de l’assurance-vie aux États-Unis, étudié par Viviana Zeliezer. En effet, la mise en en place d’une assurance-vie aux États-Unis n’a pas été possible pendant un certain, notamment parce qu’elle heurtait les sensibilités religieuses des individus quant à une valeur sacrée et non marchande de la vie. Le développement de ce marché a pu aboutir bien plus tard non seulement à cause du besoin croissant de s’assurer individuellement à mesure que les systèmes d’entraide de familles de plus en plus éclatées disparaissaient, mais aussi en raison d’un changement de rapport des gens avec le temps, la mort et le risque.

Economie et réseaux sociaux

La dimension structurale de l’encastrement social des marchés est la plus étudiée jusqu’ici. Le concept d’encastrement lui-même ne s’est imposé dans la sociologie économique qu’avec les travaux de Granovetter qui l’a emprunté à Polanyi. Mais contrairement à Polanyi qui avait avancé que l’économie des sociétés modernes n’était plus encastrée dans le social, Granovetter soutient qu’il est encore pertinent de parler d’encastrement social des marchés modernes dans la mesure où, dans la réalité, les agents économiques sont toujours en situation d’interdépendance. Les interactions peuvent alors s’inscrire dans le cadre de relations personnelles ou même de réseaux sociaux structurés. L’idée que le fonctionnement du marché suppose l’existence de structures composées de réseaux d’acteurs avait déjà été avancée par Harrison White. Ce dernier soutenait d’ailleurs que la théorie n’étudiait que l’échange pur et non pas le fonctionnement de marchés concrets.

L’un des principaux apports de Granovetter est d’avoir montré par des études empiriques, notamment sur le marché du travail, le rôle décisif des structures sociales dans la coordination des activités économiques.  Dans une étude empirique, il montre que de nombreux cadres qui travaillaient dans la région de Boston n’avaient pas eu à chercher pour obtenir leur emploi, grâce aux réseaux informels qui les ont aidés à obtenir leur poste de façon plus directe. D’autres études ont par la suite confirmé l’importance de ce phénomène et le rôle déterminant de ces réseaux dans la recherche d’emploi.

Une étude économétrique de Kamanzi en 2006 sur l’accès à l’emploi de plus de 10 000  diplômés post-gradués au Canada confirme l’importance des réseaux sociaux sur le marché du travail dans un pays comme le Canada. L’étude relève, en particulier, que les chances d’obtenir un emploi permanent et bien rémunéré augmentent avec ce que Gravenotter appelle la force des liens faibles, c’est-à-dire les réseaux de contacts autres que la famille ou les amis (dans l’étude, ce sont : les anciens employeurs du diplômé, ses amis sur les réseaux sociaux virtuels, etc.). L’accès à l’emploi dépendrait donc surtout de l’inscription des individus dans des réseaux de connaissance divers pouvant augmenter leurs chances d’obtenir de nouvelles informations.

L’analyse de Ronald Bart a l’originalité d’aborder un aspect des structures sociales dans lesquelles les marchés sont encastrés qui est peu étudié chez Granovetter : le pouvoir. Bart prend en compte l’effet des structures (hiérarchiques ou non) des réseaux sociaux sur les comportements économiques. Granovetter a lui aussi apporté une contribution importante sur la question du pouvoir dans les réseaux en montrant que les relations de pouvoir entre les groupes d’affaire (d’envergure internationale) et la politique favorisaient une meilleure efficacité économique de ces groupes.

La notion d’encastrement social apparaît finalement comme un concept fructueux et appelé à être enrichi (encastrement culturel, institutionnel) dans les prochaines années. Ce concept a même pu être mobilisé pour analyser un marché aussi typique que le marché financier, ce qui souligne sa pertinence. Mais, malheureusement, les économistes tardent encore à exploiter ces concepts qui, loin de rejeter en bloc l’analyse économique comme première approximation, viennent la compléter.

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