Il y a deux mois, alors que je terminais les recherches pour l’#OditLise, je me suis refamiliarisée avec les câbles de l’ambassade américaine en Haïti publiés par Wikileaks. J’y ai retrouvé la délicieuse chronique de l’ambassadrice Janet Sanderson sur le choix de Ti-Bob (Manuel) par un Préval qui souffrait difficilement un Jean-Max Bellerive qui finira pourtant par devenir son Premier ministre. Ce fut aussi l’occasion pour moi de re-découvrir les portraits plus grands que nature de nos politiciens vus par l’Ambassade. Aussi, ai-je pensé, en faire une série.
Malheureusement, décider de faire marcher son agence à plein-temps et à distance avec une connexion Internet extrêmement capricieuse est une véritable gageure. Et puis, il y a l’association, deux fondations et tous les ami.e.s qui me demandent de l’aide et à qui je ne sais pas dire non. Je survis depuis des mois avec 3 heures de sommeil en moyenne par jour et énormément de jours dans cette moyenne où je ne ferme pas du tout les yeux. La série dût attendre.
Ce samedi midi, par contre, j’ai décidé de prendre une pause. Jusqu’à 18 h. Pour moi. Pour faire ce que je veux. Comme une grande. Et ce que je veux, c’est écrire un billet. Sur nos meilleurs. Surtout ceux qui pensent qu’on a oublié qui ils sont. Alors que, en vrai, nous voyons en dessous d’eux. Mais, comme j’ai peu de temps, je vais sous-traiter le contenu à l’ambassade américaine pour nous parler de nous comme elle seule sait le faire.
Nous commencerons avec « le plus effrontément corrompu des principaux politiciens haïtiens », Youri Latortue, parce que cette caractérisation avait causée tellement de remous chez nos meilleurs qu’elle mérite grandement de débuter la série. Et puis le superlatif ne nuit certainement pas.
Fin juillet 2011, certain monde est en ébullition. Dans les câbles secrets de l’ambassade publiés par Wikileaks, on retrouve un Fritz Mevs peu tendre envers le Sénateur Youri Latortue, alors allié indéfectible du Président Michel Martelly et son PHTK. L’homme d’affaires et membre d’une des familles les plus riches d’Haïti ne fait pas dans la dentelle : Youri Latortue fait partie d’une cabale contrôlant un réseau de gangs et de policiers véreux impliqués dans le kidnapping, le trafic de drogue et des meurtres. Un réseau générateur de violence et d’instabilité politique.
Nous sommes en 2005. Une année record d’enlèvements. L’ère du kidnapping démocratisé où désormais les victimes n’ont plus besoin d’être riches pour être enlevées. La barrière à l’entrée disparaît. Voilà les marchandes de fritay devenues aussi vulnérables sinon plus que les grosses zouzounes. À l’époque déjà, le kidnapping était qualifié de politique – comme le sida avant lui – même si pour les kidnappés, le caractère politique ou pas, ne changeait rien à ce qui leur arrivait.
La même année, Youri Latortue écrivait et publiait un livre : « Problématique de la drogue en Haïti ». La critique du Nouvelliste, riche en hyperbole, frôle le panégyrique :
S’il est une étude aussi profonde et pénétrante relative au phénomène de la drogue au niveau national, c’est celle de la »Problématique de la drogue en Haïti », écrit par Youri Latortue. Une oeuvre de bénédictin d’une ampleur spectaculaire traitant d’un sujet difficile mais palpitant que nul autre penseur n’a jamais préalablement cerné relativement à ses effets et ses conséquences sur la vie humaine.
Jobnel Pierre, « Le deuxième ouvrage de Youri Latortue », Le Nouvelliste, 2005-05-12
Un ouvrage précédent parlait de la police, le dernier en date parlait de la corruption (dans le cadre de l’affaire Petrocaribe mais pas que). À en croire le Fritz Mevs de 2005, nous devrions tou.te.s vraiment nous mettre à lire ces livres … parce que l’auteur y parlerait d’expérience. Le Fritz Mevs de 2011, c’est autre chose. Lui, écrira une lettre publiquement au Sénateur pour tenter de s’expliquer, s’excuser et exprimer sa volonté de faire amende honorable.
… permettez-moi de situer cette entrevue dans le contexte d’insécurité pendant lequel elle s’est déroulée. Les violences quotidiennes dont j’étais le témoin, les meurtres et enlèvements dont des amis proches étaient victimes m’avaient, je dois le reconnaître, durement déstabilisé. Loin de chercher de l’aide, je me suis sans doute laissé emporté par des réflexes de préemption et j’avoue que les mots que j’aurais pu avoir prononcés ne reflètent aucunement ma pensée. En fait, ce qui aurait dit et rapporté ne reflète en rien la vérité. Force est donc de reconnaître que cette entrevue a causé des torts à beaucoup de personnes dont certaines me sont pourtant très chères. De plus, à ma connaissance, vous n’avez jamais été impliqué, de prêt ou de loin à aucune sorte de tractation ou de pratique illicite. Aussi, c’est avec humilité et une simplicité dénuée de tout artifice que je veux vous présenter mes excuses les plus sincères. Je vous reconnais les qualités d’un fervent patriote, serviteur infatigable des intérêts de votre pays. Je me tiens prêt à faire amende honorable en rectifiant publiquement toute atteinte à votre réputation. Espérant qu’il soit encore possible de rétablir les faits, je reste à votre entière disposition pour toute suite utile et vous prie de recevoir, monsieur le Sénateur, avec toute ma haute considération, l’expression de mon profond regret.
FRITZ MEVS ÉCRIT À YOURI LATORTUE, Le Nouvelliste, 2011-07-06
Comme désormais une bonne partie de la population haïtienne, j’ai eu des proches, des amis, des collègues, des connaissances … victimes de kidnappings et de meurtres. Jamais je n’ai été troublée par la douleur au point d’accuser quelqu’un de faire partie d’une cabale de criminels, de meurtriers et de narco-trafiquants alors que je lui « reconnais les qualités d’un fervent patriote, serviteur infatigable des intérêts de son pays » qui est aussi le mien. Mais, c’est connu, les riches ne sont pas comme nous.
L’ambassadrice Janet A Sanderson, elle, sembla toutefois être convaincue par ce bref moment d’errance causé par la douleur. Dans un rapport confidentiel en date du 20 novembre 2006, elle résume :
Le sénateur Youri Latortue pourrait bien être le plus effrontément corrompu des principaux politiciens haïtiens, selon un collègue. Le délégué départemental de la province de l’Artibonite à Latortue a récemment partagé avec Poloff ses préoccupations concernant les activités illégales ou peu recommandables de Latortue dans la ville portuaire des Gonaïves et dans d’autres régions de l’Artibonite. Les liens familiaux de Latortue jouent un rôle dans sa capacité à manipuler la région, tout comme ses liens étroits avec les gangs armés et les trafiquants de drogue.
Janet A. Sanderson, Ambassadrice des États-Unis d’Amérique en Haïti, de 2006 à 2008
Monsieur Latortue est plutôt populaire dans les câbles de l’ambassade où il apparaît 226 fois. Nous l’y retrouvons comme une figure avec qui l’on est forcé de composer – en dépit de ses efforts pour affaiblir la réforme de l’État haïtien et le fait que les « Haïtiens informés assument qu’il est lié au trafic de drogue et aux activités criminelles de son fief des Gonaïves ».
L’influence de Latortue rend de plus en plus difficile de l’éviter complètement, mais nous maintiendrons notre politique de le tenir à distance.
Janet Sanderson, 27 juin 2007
Cette politique nous la retrouvons déjà chez le prédécesseur de Mme Sanderson, l’ambassadeur James A. Foley qui, lui, aussi se méfiait de celui qui était alors le neveu et conseiller de la sécurité du Premier ministre, Gérard Latortue. En particulier, en mars 2005, au Cap-Haïtien, une promesse d’intégration dans la police à des anciens soldats de l’armée, parut suspecte à l’ambassadeur et au Core Group en général. Une suspicion qui sera renforcée lorsque, pour ne pas miner l’influence de son neveu sur la police, le Premier ministre Latortue aurait décidé de s’aligner sur son ministre de la justice d’alors, Bernard Gousse, pour bloquer la nomination d’un nouveau directeur de la police n’ayant pas sa faveur.
En juin 2005, lors de discussions autour de la gestion policière kidnapping, avec le directeur de la police judiciaire, Michael Lucius – incidemment, soupçonné, lui aussi, d’être mêlé à des histoires de trafic de drogue – l’on apprend, entre autres, que même si tout le monde croyait que Youri Latortue avait été remercié de la PNH pour corruption en 1998, il n’aurait formellement laissé l’institution qu’en juin 2005 – avec une lettre antidatée de mars pour pouvoir respecter l’année de césure exigée pour être candidat au Sénat. Aussi, quand la candidature de Youri Latortue au Sénat pour l’Artibonite se confirma, l’Ambassade s’y intéressa-t-elle de près d’autant que le nouveau parti de Youri Latortue était réputé – selon le Chargé d’Affaires, a.i., Erna Kerst – avoir « des sources de revenus tirées d’activités criminelles et avoir déjà été impliqué dans des violences liées aux gangs dans les quartiers les plus pauvres de Raboteau et Jubilée aux Gonaïves ».
Lorsque Sanderson écrit que Youri Latortue est peut-être « le plus effrontément corrompu des principaux politiciens haïtiens », l’appréciation n’arrive pas de nulle part … et Fritz Mevs n’aurait probablement pas dû être si dur avec lui-même, le pauvre. Il n’y était, manifestement, pas pour grand chose. Il y avait le juge Napela Saintil – qui a présidé à l’enquête sur le massacre de Raboteau – accusant un agent de sécurité de Latortue, un certain Léon Blanc, d’avoir cherché à l’assassiner pour le compte du désormais Sénateur ou encore la rivalité avec le Premier Ministre Alexis qui aurait été à la base de la violence politique et qui a fait l’objet d’une chronique en trois parties de l’ambassadrice Sanderson. Une chronique à lire absolument par celleux qui comprennent l’anglais et qui est d’autant plus intéressante qu’elle pourrait être avoir été écrite aujourd’hui.
Non, vraiment, Fritz Mevs s’est résolument trompé en pensant qu’une petite conversation candide avec un diplomate ait pu des préjudices d’une grande ampleur à la réputation de Monsieur Latortue. La famille Mevs aussi qui s’est associée à ces excuses pour nous présenter l’ancien Sénateur comme « un homme honorable et engagé pour l’avancement du pays » … au point de s’en distancier lorsque vint le tour de parler d’un rapport sur l’affaire Petrocaribe à l’écriture duquel aurait participé Youri Mevs ?
Les excuses de la famille Mevs ne s’arrêtèrent pas à Latortue toutefois. Elles s’étendirent à d’autres membres de la prétendue « cabale ».:
- Gary Lissade – devenu par la vœu d’excuses publiques l’un des meilleurs avocats haïtiens, à la réputation impeccable – avocat de la famille Mevs depuis plus de 25 ans
- Michel Brunache – salué pour avoir « servi son pays avec honneur, dévouement et dignité »
- Réginald Boulos – entrepreneur et ami personnel de la famille, connu pour son engagement civique, son sens de la responsabilité sociale et qui jouit d’une réputation d’homme d’affaires honnête et dynamique.
J’ai donc rapidement cherché leurs noms dans les câbles … Ils feront peut-être l’objet, avec d’autres, de prochains billets.
Un bel article, mais as-tu relu ton texte pour les coquilles?
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Je crois que mon téléphone avait avalé quelques mots. Je les ai rajoutés. Merci pour la remarque.
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