De l’intérêt du peuple

Quand essayer de stopper la catastrophe environnementale au morne du Canapé Vert, limiter la propagation d’une pandémie mondiale à New York ou mettre fin à une subvention débilitante du pétrole en Haïti conduisent à la révolte des peuples… il peut être utile de se rappeler que le système n’est pas dysfonctionnel parce qu’il ne marche pas mais plutôt parce qu’il marche comme prévu, que sa dysfonctionnalité est une caractéristique fondamentale et non un bogue.

Au Canapé Vert, des marchands de sommeil font leur fortune en louant des taudis sur des territoires spoliés/protégés à des compatriotes qu’ils exploitent à outrance. Les conséquences environnementales sont considérables et menacent, d’année en année, toute la zone métropolitaine de Port-au-Prince. Que l’on s’avise d’y toucher et voilà que certain avocat, grand défenseur du petit peuple, crie à l’expropriation de ce dernier. Mais, les marchands de sommeil ? , me direz-vous. Que nenni ! Voilà, le petit peuple convaincu et qui force le ministère de l’environnement à revenir sur sa décision, virer le ministre et permettre aux marchands de sommeil de continuer à engranger de l’argent, à exploiter les gens et l’environnement.

Aux États-Unis d’Amérique, des milliardaires font leur fortune à faire travailler sans protection sociale, sans assurance médicale, sans garantie d’aucune sorte, des millions de gens qu’ils exploitent à outrance. Les conséquences humaines sont terribles avec des personnes forcées de porter des couche-culottes à déplumer des poulets parce que les pause-pipi sont interdites. Que l’on s’avise de pauser la machine pour cause de coronavirus et voilà que certain président appelle à libérer le petit peuple de la tyrannie du confinement. Mais les risques sanitaires ?, me direz-vous. Que nenni ! Voilà le petit peuple convaincu et qui prend les rues pour exiger son droit de mourir pour l’économie.

En Haïti, nous dépensons jusqu’à 7 milliards de gourdes par mois – soit plus que le budget annuel de la santé – à subventionner un pétrole dont 93% va aux 20% les plus riches. Il serait judicieux de questionner une telle dépense et de réfléchir sur des moyens plus efficaces d’utiliser un tel montant. Que l’on s’avise seulement d’en parler et voilà que certain journaliste crie à la décision anti-peuple. Mais les 93%? me direz-vous. Que nenni! Voilà le petit peuple convaincu et qui prend les rues pour exiger que l’on ne touche pas au prix des produits pétroliers.

Certes, intervenir au morne Canapé Vert, confiner l’Etat de New-York ou mettre fin aux subventions pétrolières en Haïti ont des conséquences bien réelles sur les personnes les plus vulnérables et il importe de penser à et de mettre en place des mécanismes pour faciliter la transition vers le nouveau normal. Ce ne devrait pas toutefois être une excuse pour sacrifier les gens à l’économie et au dieu argent. Du reste, si le capitalisme n’est pas fichu de trouver des solutions à nos problèmes – en vrai, il semble plutôt doué à trouver des problèmes à nos solutions, face au réchauffement climatique notamment – pourquoi le gardons-nous ?

Nous le gardons parce que nous voilà, petit peuple convaincu que de travailler à produire plus jusqu’à en crever pour les Bezos, Gates et Zuckerberg de ce monde est parfaitement logique, rationnel, scientifique. Aussi, plaignons-nous les pauvres sans jamais dénoncer les mécanismes qui maintiennent, encouragent, entretiennent la pauvreté.

Un salaire journalier garantissant que ceux qui travaillent dans les ateliers de misère seront pauvres toute leur vie alors qu’ils travaillent très dur, comme on le leur a demandés. Ce salaire inéquitable équivaut à une subvention offerte aux patrons qui peuvent ainsi s’enrichir, amasser du capital alors que leurs employés sont forcés de se tourner ailleurs, dyaspora pour les faktori, foodstamp pour les magasins Walmart, pour arriver à joindre les deux bouts.

L’école borlette est l’école des pauvres. Les parents les plus pauvres dépensent plus du tiers de leur salaire pour une éducation qui n’en est pas une dans des écoles qui n’en sont pas. En bout de ligne l’enfant pauvre d’aujourd’hui sera l’adulte pauvre de demain qui ne pourra pas se soigner parce que la santé ici est un luxe, qui ne pourra pas subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille parce que son exploitation a été normalisée au profit des riches et dont les enfants nombreux par sa compagne peu scolarisée seront pauvres à leur tour, perpétuant le cycle de la misère, de l’ancien kidnappé african asservi à l’habitant terrorisé du ghetto, en passant par le paysan écorché vif de notre société, de notre politique, de notre économie.

Alimentant ces mécanismes d’exclusion, le capitalisme propulsé par les médias, les écoles et autres institutions de l’hégémonie dominante qui met en lumière la vie de nos meilleurs et nous engage à nous endetter (auprès de ceux-ci) pour essayer de leu ressembler. Nous voilà invités à célébrer le fait que, dans 6 ans, grâce, entre autres, à une maladie qui a déjà atteint plus de 4 millions d’entre nous et en a tué plus de 300 000 depuis le début de l’année, Jeff Bezos sera le premier trillionnaire dans le monde. Le patron d’Amazon aura bientôt une fortune équivalente à plus de 100 fois le PIB d’Haïti alors que, parallèlement, ses pauvres employés organisent régulièrement des Gofundme pour survivre.

Quelle est donc la quantité de travail que doit fournir un être humain pour mériter de tels montants ? Des économistes branchés m’ont soutenu récemment que c’est une question de production, au final. La production qui créerait du travail. Il semble importer peu que le travail soit lui-même un facteur de production et que par conséquent.

J’ai bien tenté de rappeler que la production crée des biens et des services mais que nenni. Nous sommes dans une ère où il est de bon ton d’encenser des « job creators » – particulièrement doués dans la découverte d’artifices permettant de légaliser leur racket quand ils ne réussissent pas à le justifier tout bonnement – en effaçant les travailleurs et tout ce que la société apporte en termes d’externalités positives (éducation, santé, infrastructures…) et subit en termes d’externalités négatives (pollution, réchauffement climatique, inégalités profondes).

C’est l’Australie accordant des subventions aux job creators pour qu’ils exploitent ses mines et s’enrichissent, là où la Norvège crée un fonds souverain pour faire profiter le pays tout entier de la manne pétrolière. C’est la Californie faisant de même pour Elon Musk et Tesla pour que celui-ci menace de ramasser ses affaires et de casser au Texas parce qu’on ne veut pas le laisser ouvrir ses usines en pleine pandémie mondiale. Cest aussi 238 villes au Mexique, au Canada et aux États-Unis entrant fans une compétition féroce à coups de promesses de subvention pour accueillir HQ2, le second quartier général d’Amazon, à la demande de Jeff Bezos.

Nous voilà donc tou.te.s engagé.e.s dans la machine infernale capitaliste qui a réussi à nous convaincre que de nous sacrifier pour le bien de la classe des milliardaires et bientôt trillionnaires est une belle et bonne chose. Alors que s’effritent, petit à petit, nos droits les plus « fondamentaux ». Alors que le tout data s’empare de nos vies. Alors que, Covid-19 oblige, le « traçage » numérique se profile banal. Pour être plus sophistiquée, notre soumission n’en est pas moins une. Nous voilà donc disant, aimant et défendant ce que le système nous autorise à dire, aimer et défendre.

Comme je le dis souvent, le peuple n’est pas plus bête qu’un autre. Il (ré)agit en fonction des informations dont il dispose. Aussi s’arrange-t-on pour, à defaut de le contrôler, contrôler l’information qui lui parvient. Certes, son processus de définition de ses intérêts est profondément vicié mais c’est le but.

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