De quoi un discours est-il fait?

Au début de ma grande et belle aventure dans l’enseignement supérieur en Haïti, la correction des copies des étudiants – de première année – a été, de loin, la tâche la plus éprouvante qu’il m’ait jamais été confiée. Pour être tout-à-fait honnête, cela l’est encore – j’ai simplement réussi à trouver de meilleurs outils pour gérer l’épreuve. Ce n’était pas qu’une question de langue. Je suis de celles qui croient que, tant que les gens arrivent à se faire entendre, le reste est secondaire. Le problème venait du grave défaut de cohérence interne dans l’argumentaire présenté; une importante partie des copies se contentant d’aligner des phrases glanées ci et là, au détour d’un cours, d’un livre ou d’une émission quelconque.

Au premier devoir, j’étais cassante. Ils m’avaient forcée à faire des efforts de compréhension surhumains pour un piètre résultat et je n’allais pas me gêner pour le leur faire savoir:

J’ai l’impression que vous avez jeté des mots en espérant que, au contact du papier, ils auront un sens.

L’étudiant – qui n’était d’ailleurs pas loin d’avoir le même âge que moi – est venu me voir, son cahier en main, confus. Il pointait du doigt ma remarque lapidaire.

Madame, je ne comprends pas cette partie.

J’eus honte. J’avais été engagée pour enseigner à ces jeunes, les aider, les accompagner, et voilà que je les gratifiais, pour mon plaisir personnel, de remarques acides et quelque peu méchantes. La correction d’une copie est partie de l’enseignement. Elle doit aider l’étudiant à s’améliorer. En quoi ma sortie toute spirituelle lui aura-t-elle été d’une quelconque utilité?

Depuis, je verse dans l’excès contraire. Mes étudiants s’amusent à dire que, lors de la correction, j’écris, à mon tour, une dissertation. Je propose des reformulations, j’offre de meilleurs exemples, je refais le plan, j’aide avec la syntaxe … Je passe probablement plus de temps que la moyenne sur une copie – et la majorité des étudiants ne regardent probablement que la note finale – mais j’ai le sentiment du travail bien fait.

Dans cette quête d’un accompagnement toujours plus poussé, j’ai réussi à identifier certains motifs qui peuvent expliquer le peu de logique interne de ces copies et qui semblent se résumer à une capacité limitée de (oser) penser par nous-mêmes.

La question de la langue est, bien sûr, importante. Beaucoup d’entre nous préférons utiliser les expressions toutes faites, voir des paragraphes entiers – ce qui est du plagiat, stricto sensu – parce que nous avons une peur viscérale des fautes de français. Voilà des suites de mots tout ce qu’il y a de respectable, écrits et/ou dits par des Français de France, autant les garder pour soi et les réutiliser. Verbatim.

De tout ce qui précède et de tout ce qui suit, nous en déduisons donc que, on n’est pas sans savoir que depuis que le monde est monde, on a toujours parlé de droit.

Au Baccalauréat, la dissertation est source de stress accru. On apporte sa dissertation toute faite et on s’exerce à la recopier mot pour mot. À peine un surveillant saisit-il l’illégale copie que l’on recommence, à partir d’une autre, même si le sujet n’est plus le même. Au moins, on est sûr du français. Cela doit bien compter pour quelque chose. Au pire, on insérera un Notre Père et un Je vous salue; la qualité du français étant ici garantie puisqu’on s’adresse à Dieu et à sa mère.

Le problème ne se pose pas qu’en français toutefois. Ces mauvaises habitudes acquises dans une école haïtienne schizophrène où l’on ne parle pas français mais enseigne dans la langue, nous les avons aussi transposées dans nos réflexions en créole. La réflexion en français étant, de toute façon, supérieure. Il en ressort que même dans notre langue maternelle, nous peinons, dans nos discours, à nous exprimer de façon cohérente.

Le plus grand handicap demeure toutefois l’absence de la pensée critique dans nos écoles. Cela va au-delà du parcoeurisme pour aller chercher dans une auto-censure nourrie par le respect craintif de l’autorité. L’enseignant sait tout. Il dicte et on note. On ne questionne pas ce qu’il dit. S’il le dit, c’est que c’est vrai. Après tout, pour paraphraser Maurice Sixto, il a étudié pour cela. Nous apprenons donc qu’un discours a trois parties et six sous-parties.

  1. L’introduction, avec a) l’entrée en matière ou exorde et b) le sommaire ou division
  2. Le corps, qui regroupe c)la narration, d) les arguments ou confirmation et e) la réfutation
  3. La conclusion ou f) la péroraison

L’enseignement de la rhétorique datant de l’Antiquité gréco-romaine, nous l’abordons avec une révérence faite de respect strict des codes et règles de l’art, du De inventione de Cicéron à l’Institution oratoire de Quintilien et rarement au-delà.

Cela commence dès nos devoirs de rédaction et d’élocution:

Décris ton animal familier.

Qu’est-ce c’est qu’un animal familier? – C’est un animal domestique? Qu’est-ce que c’est qu’un animal domestique? – C’est un chien ou un chat.

Mon animal familier

Mon chat est un animal familier. Il a deux feuilles oreilles. Il a un intestin.

C’est tout? Va t’asseoir. Tu vas me copier 100 fois « Je dois prendre mes devoirs au sérieux. »

L’enfant n’a pas de chat domestique. Chez lui, il y a deux cabris, six poules et un cochon à qui il aime bien raconter sa journée. Il doit décrire un animal qui n’existe pas, dans une langue qu’il ne maîtrise pas. Son discours est limité. Il vient d’apprendre, par contre, qu’il doit faire du remplissage et que l’on y arrive très bien en recopiant les phrases des autres.

Plus tard, au Secondaire, il « fera » ses classiques. Ensemble, on analysera, en en vantant les prouesses rhétoriques, le discours d’un Don Diègue tentant de justifier, devant le roi, le meurtre de Don Gomez, père de Chimène, par son fils Rodrigue :

Sire, ainsi ces cheveux blanchis sous le harnois,
Ce sang pour vous servir prodigué tant de fois,
Ce bras, jadis l’effroi d’une armée ennemie,
Descendaient au tombeau tout chargés d’infamie,
Si je n’eusse produit un fils digne de moi,
Digne de son pays et digne de son roi.
Il m’a prêté sa main, il a tué le Comte;
Il m’a rendu l’honneur, il a lavé ma honte.
Si montrer du courage et du ressentiment,
Si venger un soufflet mérite un châtiment,
Sur moi seul doit tomber l’éclat de la tempête:
Quand le bras a failli, l’on en punit la tête. – Le Cid, II, 8, v. 711-722

Il n’y comprendra pas grand chose – même s’il devra le mémoriser et le réciter – mais il en gardera les tournures particulières qu’il tâchera de reprendre dans ses textes quand il faudra faire plus long que trois phrases. Lorsqu’il devra « s’exprimer », il le fera avec des phrases compliquées, des tournures alambiquées, plus soucieux d’impressionner que de convaincre. Il s’appliquera minutieusement à respecter les « règles »: Ne pas aborder directement la question. Faire le plein de lieux communs. Terminer par un proverbe.

« Lang ak dan kon n mòde. Si ou koupe lang w ap bèbè. Si ou rache dan w ap mazora. »

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