Duvalier parti, un gouvernement provisoire fut mis en place par l’armée pour organiser la nouvelle démocratie naissante. La tâche du Conseil National de Gouvernement (CNG) est gigantesque : sauver la démocratie… du peuple. Instauré par le général Namphy qui le préside, le CNG se met rapidement et assidûment au travail ainsi qu’en témoignent les presque 700 pages de « lois et actes » élaborés en deux ans. À commencer par le fameux décret du 18 juin 1986 instaurant une prescription spéciale pour les crimes des Duvaliéristes. Le libellé de celui-ci est un véritable tour de force : « Décret assurant la répression des crimes et délits commis sous le régime des Duvalier ». L’article 1 présente une belle petite liste de ceux-ci : « homicide, meurtre, assassinat, empoisonnement, viol, arrestation arbitraire, séquestration illégale, incendie, concussion et détournement de fonds ». L’article 2 se veut la preuve définitive que cette répression sera effectivement assurée:
L’action publique et l’action civile résultant des crimes et délits visés à l’article précédent se prescriront après dix ans révolus à compter du renversement du régime [précédent], soit le 7 février 1986.
Cette reprise des articles 466 et 467 du code d’instruction criminelle a le mérite d’étendre la prescription de ces crimes et délits au-delà des limites (10 ans et 3 ans) prévues par la loi. Un crime commis en 1958, bénéficiant automatiquement de la prescription en 1968 pourrait donc, en théorie être poursuivi jusqu’en 1996. Son application reste toutefois difficile, à moins de mettre de côté le principe de non-rétroactivité de la loi. Dans les faits, l’article 2 est bien plus utile pour protéger les auteurs de crimes potentiellement imprescriptibles. Du reste, l’armée du Jal Namphy ouvrant le feu sur des manifestants protestant contre l’anniversaire de la création des volontaires de la sécurité nationale (tontons macoutes) dit assez le sérieux du décret. Vingt-deux personnes sont mortes le 29 juillet 1987 pour avoir osé s’élever contre la célébration de « crimes et délits commis sous le régime précédent ».
Au nombre de ces crimes et délits, la traite organisée par les Duvalier au profit de la République Dominicaine avide de bras haïtiens en période de zafra (coupe de la canne à sucre) mais peu intéressée à les garder une fois la période terminée. L’on convint d’un « contrat d’embauche de travailleurs agricoles » emportant des frais de 70 dollars pour le « recrutement » et le « rapatriement » de chaque travailleur embauché. Signé annuellement entre les gouvernements haïtiens et dominicains de 1966 à 1978, l’arrangement concerne plus de 20 000 Haïtiens par année et rapporte environ 2 millions de dollars. Il se poursuivra dans une informalité toute jean-claudiste qui nous vaut ce succulent morceau d’histoire nationale.
Le 18 janvier 1986, possiblement en prévision de son départ prochain, un bebé dictateur et trafiquant d’êtres humains s’assura de collecter son dû. Le gouvernement dominicain versa la traite convenue sans autre formalité administrative, nous raconte avec bonheur Leslie Péan (2007), que la signature de l’ambassadeur haïtien en République Dominicaine. Après les événements du 7 février 1986, « le contrat d’embauche » ne pouvant plus continuer, les commanditaires exigèrent le remboursement du paiement. Le CNG s’empressa d’y donner suite pour éviter que l’affaire ne s’ébruite. L’affaire étant, pour reprendre les qualificatifs de la Société anti-esclavagiste de Londres (1979), une forme de traite et de trafic d’esclaves, il est curieux que le Conseil n’ait pas saisi l’occasion d’en « assur[er] la répression ». D’autant que les 70 dollars par tête de bétail étaient en sus des 150 à 200 dollars que l’État haïtien percevait par « travailleur », à titre de frais de passeport de visa de sortie et autres taxes.
Aujourd’hui, pour saluer le départ du général, le Listin Diario nous présente un ancien Président haïtien si peiné de ce qu’est devenu son pays qu’il a demandé à être enterré en République Dominicaine où il s’était exilé après ses bons et loyaux services à une nation ingrate. Cette élégie d’un lyrisme frôlant l’absurde nous la devons à l' »ami » Carl Denis.
Voilà le Jal Namphy présenté comme un homme au bon cœur qui « n’a jamais eu l’ambition de pouvoir et n’a jamais aimé la politique » et qui s’est sacrifié pour un peuple qui l’a profondément déçu. En effet, quel genre de peuple peut en vouloir à celui sous le gouvernement duquel, en sus de vouloir célébrer les tontons macoutes, l’on procéda au:
- Massacre de 300 paysans (d’après l’OEA, d’autres estimations dépassent le millier) à Jean Rabel, le 23 juillet 1987, par des brigades paramilitaires et des tontons macoutes payés par l’oligarque local, Rémy Lucas. Quelques jours plus tôt, le général avait effectué une visite de soutien aux revendications territoriales de Monsieur Lucas.
- Massacre de plus de 200 personnes à la ruelle Vaillant, le 19 novembre 1987 « pour terroriser la population et … empêcher la tenue des élections« . « Les assaillants tirent d’abord sur la file des électeurs, à l’extérieur de l’école, puis continuent à l’arme blanche dans les salles de vote. La plupart des victimes sont tuées avec des machettes et des couteaux …. En 1991, le Ministère de la Justice du premier gouvernement Aristide accuse le général Williams Régala, ministre de la défense au moment des faits, d’avoir ordonné cette tuerie, et demande, en vain, à la République Dominicaine, où il vivait en exil, de l’extrader« . * * * (ICHR, 1988:81-84; Danroc et Roussière, 1995:21; ICHR, 1992)
- Massacre de Saint Jean Bosco, le 29 novembre 1988, où « un groupe d’hommes armés non identifiés, probablement formé d’anciens [macoutes], tuent au moins 13 personnes (et font 80 blessés) à l’intérieur de l’église Saint-Jean Bosco, à Port-au-Prince, lors de la messe du dimanche. L’attaque dure trois heures sans que l’armée, qui dispose d’une base en face de l’église, n’intervienne. Cette église est alors la paroisse du prêtre et futur président Jean-Bertrand Aristide, opposant au Duvaliérisme et aux régimes militaires, et qui constituait probablement la véritable cible des hommes armés avant d’être évacué par des fidèles lors de l’attaque. En 1991, le Ministère de la Justice du premier gouvernement Aristide accusa Frank Romain, maire de Port-au-Prince au moment des faits, d’avoir organisé cette tuerie, et demanda, en vain, à la République Dominicaine, où il vivait en exil, de l’extrader. » * * * (ICHR, 1988: 22-23,103; ICHR, 1992)
Ce dernier massacre vaudra au Jal de se voir remplacer par un autre, suite au coup d’État du général Prosper Avril qui deviendra le Président du Conseil militaire de gouvernement d’Haïti.
Exilé en République Dominicaine, le général Henri Namphy –contrairement à certain.e.s – avait eu la décence de se faire oublier. Carl Denis – conseiller (septembre 1994) d’un Président placé par une armée mal armée et spécialisée dans la terreuret accusé (août 1995) de fomenter des actions terroristes par la police intérimaire qui suivit – aurait mieux fait de suivre l’exemple de « [s]on ami » et se taire. En ces temps de révisionnisme ambiant où le fils Tèt Kale d’Edner Day – le fameux préfet et tortionnaire au Bel-Air dont le cachot privé est resté tristement célèbre – soutient le fils d’un bébé dictateur trafiquant ses frères haïtiens, la sortie de Monsieur Denis n’est pas anodine. Elle participe d’une tentative, certes grossière mais, possiblement efficace puisque répétitive, de réécrire l’histoire de la Dictature qu’il nous importe de freiner à tout prix.
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