De la décharge

À la surprise générale de personne, le président de la République a un nouveau décret. Dans son souci jamais démenti de lutter contre la lutte contre la corruption, son administration vient de décréter accorder « décharge aux anciens premiers ministres et ministres ayant servi la République, du 7 février 1991 au 7 février 2017 et ayant en leur possession un rapport d’audit favorable de la Cour supérieure des comptes et du contentieux administratifs. »

Les considérants présentent l’argumentaire retenu:

Considérant qu’il est de principe qu’un citoyen ne peut être privé de l’exercice ni de la jouissance de ses droits civils et politiques à cause du non fonctionnement ou du dysfonctionnement d’une institution de l’État ;

Considérant que le rythme d’octroi de décharge du Parlement pénalise certains anciens Premiers Ministres et Ministres;

Considérant que cet état de fait cause de graves préjudices à ces anciens grands Commis de l’État, notamment en les privant de l’exercice et de la jouissance de certains droits civils et politiques ;

Considérant qu’il convient de prendre toutes dispositions garantissant l’exercice et la jouissance des droits civils et politiques à ces anciens grands Commis de l’État, dans le respect des Lois de la République ;

Considérant qu’à cet effet, il y a lieu d’accorder pleine et entière décharge aux anciens Premiers Ministres et Ministres ayant servi la République, du 7 février 1991 au 7 février 2017, et ayant en leur possession un rapport d’audit favorable de leur gestion émis par la Cour Supérieure des Comptes et du Contentieux Administratif ;

Considérant que le Pouvoir Législatif est, pour le moment, inopérant et qu’il y a alors lieu pour le Pouvoir Exécutif de légiférer par Décret sur les objets d’intérêt public ;

Le chef de l’État, protecteur de nos institutions, réagit à une injustice. Celle perpétrée contre des hommes – et de rares femmes – qui ont bravement servi notre pays pour se retrouver privé.e.s de leurs droits politiques  du fait de dysfonctionnement d’une institution de l’État – c’est-à-dire le Parlement.

L’argumentaire se tient. En tout cas jusqu’à l’avant dernier sur le caractère inopérant du Pouvoir Législatif et le droit subséquent de l’Exécutif de s’autodécharger pour sa gestion des affaires de l’État. Le raisonnement rappelle, fort à propos, que la gestion abyssale du pays précède l’administration Moïse. Il est vrai que c’est absurde qu’un ministre en soit à attendre sa décharge, 30 ans après qu’il ait été en fonction. C’est le priver de ses droits. C’est effectivement le pénaliser s’il désire se porter candidat à une fonction élective.  C’est le même raisonnement qui a été utilisé en 1995 pour accorder décharge pleine et entière aux ministres des gouvernements précédents.

L’article 233 de la Constitution est pourtant clair. La décharge est annuelle. En la liant à des tractations politiques, nos législatures ont allègrement violé la Constitution.

En vue d’exercer un contrôle sérieux et permanent des dépenses publiques, il est élu au scrutin secret, au début de chaque Session Ordinaire, une Commission Parlementaire de quinze (15) Membres dont neuf (9) Députés et six (6) Sénateurs chargés de rapporter sur la gestion des Ministres pour permettre aux deux (2) Assemblées de leur donner décharge. Cette Commission peut s’adjoindre des spécialistes pour l’aider dans son contrôle.

Article 233, Constitution de 1987

Ce viol collectif, nos Parlementaires s’y sont adonnés avec la complicité de la Cour Supérieure des Comptes qui, disons les choses comme elles sont, semble entretenir un marché honteux des décharges où les candidats doivent aller quémander ce qui aurait dû être un processus automatique. L’article 227.3 de la Constitution est pourtant lui aussi très clair. La Cour – qui nous coûte la bagatelle d’un milliard de gourdes par année – est censée déposer, chaque année, son rapport sur les comptes de l’État:

Les Comptes Généraux et les Budgets prescrits par l’Article précédent, accompagnés du rapport de la Cour Supérieure des Comptes et du Contentieux Administratif doivent être soumis aux Chambres Législatives par le Ministre des Finances au plus tard dans les quinze (15) jours de l’ouverture de la Session Législative. Il en est de même du Bilan Annuel et des opérations de la Banque Centrale, ainsi que de tous autres comptes de l’Etat Haïtien.

L’Exécutif aussi se met de la partie, en volant, régulièrement, au secours de ses anciens haut-fonctionnaires privés de leur droit. Pour cela, il use de toutes sortes d’expédients comme en 2010, par exemple, où

Pour sortir de l’impasse légale, le Conseil électoral provisoire (CEP), dans un communiqué de presse publié dans l’après-midi du mardi 3 août, a informé qu’en raison de l’absence de la commission bicamérale de décharge prévue à l’article 233 de la Constitution de 1987, une résolution a été prise en assemblée relative à l’acceptation d’éventuels candidats à la présidence qui ne seraient pas en possession d’un certificat de décharge de leur gestion mais qui bénéficient d’un rapport favorable de la Cour supérieure des Comptes et du Contentieux administratif.

La problématique de la décharge, Le Nouvelliste, 3 août 2010

Les partis politiques aussi jouent le jeu, en choisissant des « candidats vierges » pour les représenter aux élections. Le rédacteur en chef du Nouvelliste, Frantz Duval, nous présente, avec brio, les contours de cette tradition:

En Haïti, tout ancien premier ministre, ancien ministre, ex-directeur général d’organisme d’Etat, ex-président de l’une ou l’autre des chambres du Parlement, ancien questeur et autre haut responsable public, a contre lui la présomption de culpabilité et les embûches des contrôles de la Cour supérieure des comptes et du contentieux administratif ou, pire, l’antipathie et la paresse (pour employer des qualificatifs gentils) de la fantasque commission parlementaire bicamérale de décharge. Pour y échapper, sortir sain et sauf du jeu de massacre, il faut profiter de l’appui d’un président en place fort et ami fidèle ou bénéficier d’une conjonction historique particulière. Rarement toutes les étoiles et tous les astres sont alignés. Quand ce n’est pas l’article 291 de la Constitution de 1987, c’est l’expérience qui pèse de tout son poids pour devenir un handicap pour les candidats un tant soit peu formés à la gestion de la machine de l’Etat. L’idéal pour faire son chemin vers les plus haut cîmes est d’être vierge.

Frantz Duval, « A la recherche de candidats vierges« , Le Nouvelliste, 11 juin 2015

Naturellement, on blâmera la Constitution de 1987 – elle a bon dos – pour son impraticabilité. Certes, une Constitution élaborée par 9 experts choisis par un conseil militaire pressé de nous doter d’une loi-mère dans un moment émotionnellement chargé  après une dictature d’un quart de siècle ne pouvait être que boiteuse. Dans ce cas précis toutefois, son seul crime est de nous avoir crus capables de travailler à la reddition des comptes. Certes, elle fait preuve là d’une incroyable naïveté. Mais, bon, on a le droit de rêver.

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