Avant la pandémie, j’étais quelque part en Floride avec un parent amateur de football devant l’Éternel qui lamentait le fait qu’il y ait tant de terrains de football partout dans un pays où celui-ci reste encore un sport marginal tandis que chez nous où le sport est roi… Je crois qu’il s’attendait à ce que j’abonde dans son sens et parle de 25 stades bidon. Je lui ai plutôt rappelé, gentiment, que nous sommes pauvres.
Je crois que les indigné.e.s de la République – et je m’inclus dans le lot – sous-estiment l’ampleur de notre pauvreté. Nous ne saisissons pas l’étendue de notre indigence, l’immensité de notre déchéance, la plénitude de notre dénuement. Il me semble utile de le répéter, de le marteler, de le scander à tous les rythmes, à toutes les heures jusqu’à ce que la réalité arrive à traverser le doux mensonge dans lequel nous semblons nous être enveloppés : que tout irait mieux si seulement et qu’il n’y a donc qu’à.
Le problème n’est pas que nous ayons choisi d’être pauvres – une impossibilité, s’il en est – mais plutôt que nous refusions de le voir. C’est compréhensible. Nous sommes un peuple fier. Et les gens fiers ne sont jamais pauvres. Il faut maintenir les apparences. Sauf que, pour maintenir les apparences, il faut au moins une pauvreté digne. De celle où l’on peut dépoussiérer un chapeau bullet, tremper du papier coloré dans une tasse sans l’anse pour s’en faire du rouge à lèvres, et espérer trouver un emploi parce que l’on a été parmi les premiers de sa classe à Élie Dubois.
En Haïti, notre pauvreté est plutôt de celle où l’on hèle le bon Dieu à l’ennuyer au point qu’il crie quel est, foutre, tout ce bruit et se bouche les oreilles. Le genre où l’on est à cela de crever. Le genre où il faut se retrousser les manches et partir, ensemble, à la recherche de l’eau. Pas celle de la tempête Laura qui nous inonde et nous tue parce que notre maison commune coule de partout. L’eau qui nous délivrera de la sécheresse mortifère de plus d’un demi-siècle de capture de l’Etat par des politiques autoritaires et des oligarques prédateurs.
Sortir de la pauvreté exige toutefois de reconnaître que nous sommes pauvres et même très pauvres, et d’agir en conséquence, entre innovation frugale et engagement serein. Comprendre les limites que notre pauvreté nous impose et concevoir notre émancipation de celle-ci, avec la tête sur les épaules, les yeux grands ouverts et les pieds bien ancrés au sol.
Les comparaisons peuvent certes aider mais notre budget national est le budget éducation de la République dominicaine dont le budget représente le quart du budget éducation des États-Unis d’Amérique. Nous sommes dans des ordres de grandeur qui rendent les comparaisons difficiles voire dangereuses. Il nous faut aborder le développement d’Haïti de façon réaliste en tenant compte de nos moyens.
Nous sommes pauvres d’une pauvreté qui explique que seulement 7000 des 6 millions de clients de la Digicel en Haïti soient des clients post-payés alors que sur ses autres marchés composés de pays pourtant pas riches, le ratio va de 20 à 60% – avec l’île du tourisme de luxe, Saint Barth, à plus de 90%. Nous sommes pauvres d’une pauvreté qui voit défiler des bokit publicitaires à la moindre annonce de catastrophe parce que nous sommes seulement 11% à avoir l’eau courante. Nous sommes pauvres d’une pauvreté où nos industriels sont incapables de produire des masques pour participer à l’effort mondial contre la COVID-19, faute d’argent pour acheter les intrants.
Cela va au-delà d’un PIB/habitant de 868 dollars, d’un coefficient de Gini à 0.65 et d’un indice de développement humain à 0.5. Cela va bien au-delà de la difficulté à satisfaire aux besoins de base en santé (53%), alimentation (56%), logement (80%). Cela va chercher dans notre précarité fondamentale qui affecte jusqu’à nos « riches » eux aussi, sans route, sans eau courante et sans électricité… autre que ceux qu’ils ont pu installer chez eux.
En termes pratiques, la réflexion exige des solutions simples et peu chères et des priorités épurées. La méthode MoSCoW – qui n’a rien à voir avec les Russes mais tout à voir avec la flexibilité – vient ici à l’esprit. Établir ce qu’il nous faut avoir à tout prix (M), ce qu’il serait bon d’avoir (S), ce qu’il serait intéressant d’avoir (C), ce qu’il n’est pas nécessaire d’avoir au départ … dans les limites de nos moyens. Comme l’énergie accessible (M) renouvelable (S) post-payée (C) et sans coupures (W); l’éducation publique (M) de qualité (S) incluant les TICE (C) et des laboratoires équipés (W); ou encore un logement décent (M) avec eau courante et électricité (S), un accès à l’Internet haut débit (C) et une autosuffisance énergétique (W).
Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas rêver grand. Juste qu’il le faut, mais en incrémentation. Pas une table rase mais un plan réfléchi avec des jalons d’étape. Pas parce que nous ne pouvons voir grand mais parce que nous sommes pauvres et qu’il nous faut pouvoir marcher avant de nous mettre à courir.
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