Les arracheurs de dents

Ils arrivent demain. Déjà, nous nous faisons une fête à l’idée de la bonne réputation que leur arrivée va nous faire dans la communauté. Eux, se font une joie des belles photos qu’ils pourront poster sur tous leurs réseaux sociaux, aux meilleures poses et aux hashtag stratégiques pour maximiser les likes, reblogs et retweets. Nous, c’est le pasteur, l’élu local ou autre facilitateur ayant l’honneur non négligeable d’amener des Blancs dans une petite communauté du pays en dehors. Eux, ce sont les volontouristes médicaux venus, le temps d’une mission, « changer leur pour profil Facebook« .

Ils payent chers pour l’opportunité. Les voyages humanitaires sont désormais des forfaits tout inclus offerts par des agences spécialisées, généralement des églises chrétiennes. Le forfait est d’un attrait indéniable qui en garantit la popularité. Il est conçu pour offrir une expérience inoubliable à ceux qui l’achètent : voyage aseptisé dans un lieu exotique et raisonnablement « dangereux » ; expérience médicale à prix mini et zéro risque de poursuites en cas ďerreur; gratitude des locaux démunis face à leurs sauveurs étrangers ; sentiment religieux d’avoir bien servi son Dieu et incarné son incommensurable compassion; enfants sales, maigres et trop mignons qui feront d’excellents accessoires de photos.

L’affaire n’est pas nouvelle. Dans l’histoire de la médecine coloniale, la figure du missionnaire soignant est incontournable. Bien avant Twitter, Instagram et Facebook, les récits hagiographiques dépeignent, avec un luxe de détails, le courage de ces braves occidentaux partis sauver les autres, dans des contrées sauvages. Ils ont marqué durablement nos vies, du Père Labat et son excellente mixture post-blanchiment à la Mère Teresa dont l’admiration pour la beauté de la souffrance des pauvres lui a valu la légion d’honneur et une subvention des Duvalier, illustre famille dont l’attachement exemplaire à la dignité des Haïtiens nous a été récemment remis à l’esprit par une de ses membres.

Foucault et ses disciples – lire à ce sujet le très instructif  Imperial medicine and indigenous societies (1988), dirigé par David Arnold et publié par la Manchester University Press – virent dans ces missions médicales un dispositif de contrôle social. Les métropoles avaient un besoin d’un maximum d’indigènes en santé pour la main d’œuvre gratuite ou presque et, le cas échéant, comme chair à canon voire comme « patients » rêvés sur qui conduire les expériences médicales les plus folles, à l’abri de toutes sanctions, même morales.

Lomidinisation à Kribi (Cameroun), études sur la syphilis au Guatemala et à Tuskegee (Alabama, USA), naissance de la gynécologie moderne grâce aux expériences du bon docteur James Marion Sims sur les femmes noires asservies, expériences avec le choléra sur des prisonniers philippins … Les expérimentations médicales sur les autres ont connu de beaux jours. Il leur arrive d’ailleurs d’en connaître encore si l’on se fie aux rapports de l’Office for Human Research Protections (OHRP) aux États-Unis. Au niveau mondial, la Déclaration d’Helsinki énonce des « principes éthiques applicables à la recherche médicale impliquant des êtres humains » et fait obligation aux « médecins [de ne] pas s’engager dans une recherche impliquant des êtres humains sans avoir la certitude que les risques ont été correctement évalués et pourront être gérés de manière satisfaisante ». Malheureusement, capitalisme oblige, les exigences du capital priment souvent sur la dignité humaine et les essais cliniques sous couvert de dons de médicaments aux pays du Sud ont encore de beaux jours devant eux.

Mais revenons à nos volontouristes plus ou moins dentistes. Quand ils arriveront dans la communauté incluse dans leur forfait, ils auront des centaines, voire des milliers, d’Haïtiens en manque de soins dentaires qui les attendront. Ceux-ci se verront promptement arracher les dents et, confort ultime, sous anesthésie. Tous ceux qui sont dans la transaction savent à quoi s’attendre : apprendre à arracher des dents sans s’embarrasser de chercher à les sauver pour l’un, se faire arracher les dents par un Blanc sans avoir à payer les 250 gourdes exigées par l’arracheur de dents local pour l’autre.

Alors que nos médecins résidents font la grève, les volontouristes médicaux expérimentent … Un peu comme nos amis de la communauté internationale, dans ses composantes diplomatique et humanitaire, mènent l’expérience clinique inédite d’une démocratie à l’abri du demos alors que nos politiciens grèvent nos institutions.

6 commentaires sur “Les arracheurs de dents

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  1. En attendant, que font nos autorités ? Existe-t-il un service public de la sante ? Quid de la loi du 10 juin 1940 réglementant l’exercice de la médecine, de la pharmacie et de l’art dentaire ? Est-elle secrètement abrogée ? Je présume que des autorités de poursuite existent et peuvent agir contre ceux qui exercent sans habilitation les professions médicales. En attendant des lendemains rutilants de soleil, il est peut être possible de protéger notre population et de contrôler ceux qui prétendent prodiguer des soins de sante sur notre presqu’île .L’aide doit être réglementée . Non?

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