Le jour où tout a basculé

Le 20 mars 2011, à la surprise générale de personne, Michel Martelly est proclamé président de la République par le Conseil électoral provisoire. Il aurait été élu à 67.57% des voix, soit 700 000 électeurs sur un total de 6 millions d’éligibles. Ce chiffre est significatif, notamment parce que lors des élections précédentes, son adversaire – qui dépérit actuellement au sein d’un Haut Conseil de la Transition oublié de tous – avait réussi à obtenir un nombre similaire de votes en tant que Sénatrice de l’Ouest. Un chiffre qui témoigne de l’intérêt de l’électeur haïtien pour des élections qui le concernaient si peu que la Secrétaire d’État américaine d’alors était venue elle-même s’assurer que le peuple haïtien n’aurait pas son mot à dire. Son assistante, Cheryl Mills, résume:

Nice job. Nice job all.

You do great elections.

And make us all look good.

I am so very grateful for all you have done.

Dinner on me in Haiti next trip.

[And we can discuss howthe counting is going! Just kidding. Kinda. 🙂 ]

Excellent boulot, tout le monde. Vous faites de superbes élections et vous nous faites bien paraître. Je suis tellement reconnaissante pour tout ce que vous avez fait. Dîner à mes frais lors de notre prochain voyage en Haïti. [Et nous pourrons discuter de l’avancement du décompte ! Je plaisante. En partie. 🙂 ]

Courriel de Cheryl Mills à Kenneth H Merten (ambassadeur américain en Haïti); Thomas C Adams (coordonnateur spécial pour Haïti, nommé en septembre 2010); Kara C Mcdonald (sous-coordonnatrice spéciale pour Haïti), Dimanche, 20 mars 2011, 05:22 PM, Wikileaks

Cheryl Mills est un peu l’héroïne méconnue de la débâcle actuelle. En 2016, dans les derniers jours de la campagne présidentielle de sa patronne, le New York Times a publié cet édifiant portrait de celle qui, après avoir quitté le Département d’État d’Hillary Clinton – et, accessoirement, la fondation familiale de cette dernière – a fondé une entreprise de développement d’infrastructures en Afrique, nommée BlackIvy. Une entreprise financée par Woong-ki Kim, le président de Sae-A, la société sud-coréenne qu’elle a placée à Caracol.

Les lecteurs.rices de ce blogue savent que, dans le Core Group, l’Union europénne avait possiblement des réserves sur cette nouvelle sélection qui se profilait mais peut-être savent-ils moins à quel point les États-Unis – et l’ONU – ne semblaient intéressés qu’au camp Martelly. Dans la même chaîne de mails, Kenneth Merten anticipe la victoire imminente de Michel Martelly, tout en faisant remarquer que « certains membres de la communauté internationale » craignaient que ses partisans ne se déclarent vainqueurs dès « ce soir ». Finalement, le CEP fera lui-même l’annonce, évitant aux soutiens de Martelly d’avoir à le faire eux-mêmes.

Les bandits légaux installés, ils s’empressèrent d’achever la sape de nos institutions, pour opérer en toute impunité. Aujourd’hui, des chefs de gangs prétendent lancer la révolution en détruisant ce qui restait du pays. Et, en ce 20 mars 2024, il est difficile de ne pas se demander ce qui aurait pu être si nous n’étions pas si proche des États-Unis d’Amérique.

L’Histoire sait être drôle toutefois. Les États-Unis ont eu leur Martelly. Mais ils ont eu un après-Trump. Pas nous.

Les affaires courantes peuvent courir longtemps

Votre blogueuse a failli intervenir sur une chaîne internationale ce matin, puis les dieux sont intervenus. Elle est revenue à la raison et a annulé l’entrevue avec ses excuses les plus profondes. J’avais des choses à dire. Je m’étais réveillée avec plusieurs journalistes internationaux dans mon WhatsApp. J’avais dit non aux autres, mais l’une d’entre elles ne semblait pas avoir la curiosité morbide, et, comme je l’ai déjà mentionné, j’avais des choses à dire. Puis, je me suis rappelée. J’ai un blogue pour exprimer les choses que j’ai à dire. Je vais les dire donc. Sur mon blogue. Où personne ne me voit. Même si j’avais choisi un beau blazer italien pour mon passage à la télé et qu’il m’allait fichtrement bien. Mais bon, mal du public et tout ça.

Comme vous le savez, je préside une association de défense, liée à un mouvement populaire de lutte contre la corruption et l’impunité, qui milite pour une citoyenneté haïtienne plus active et engagée. Notre position sur Ariel Henry a toujours été qu’il était un chef d’État illégitime, placé là par la communauté internationale en violation totale des lois et de la Constitution haïtiennes. Le Dr Henry est également arrivé au pouvoir à la suite de l’assassinat de Jovenel Moïse, qui se trouvait dans une crise constitutionnelle largement fabriquée, contestant son mandat présidentiel jusqu’à ce qu’il soit brutalement tué le 7 juillet 2021. Et maintenant, avec la démission de Henry, nous continuons la crise en nommant un Collège Présidentiel avec, pour la plupart, les mêmes acteurs qui nous ont valu la situation actuelle.

Ce n’est pas la première fois que nous optons pour une forme collégiale de gouvernement après une crise. On évoque le Conseil National de Gouvernement après le départ de Jean Claude Duvalier du pouvoir, mais une meilleure référence pourrait être le Conseil Exécutif de Gouvernement juste avant François Duvalier, son père. Nonobstant le parfait rappel ou peut-être à cause de cela, il y a aussi le sentiment que nous sommes pris dans une récurrence nietzschéenne, une boucle infinie de crises faites main où nous recyclons les mauvaises solutions pour ne jamais avoir à travailler sur les problèmes réels: l’inégalité intrinsèque au système de gouvernance haïtien et le rôle de la corruption, et surtout de l’impunité, dans son maintien.

Les gangs, pardon, les groupes armés à qui nous devons l’exil temporaire forcé d’Ariel Henry, participent du maintien de ce système. Les négociations de la CARICOM à la Jamaïque ne semblent pas particulièrement les concerner, et les médias internationaux en ont pris note. Ils veulent savoir ce que ces messieurs pensent du (futur) Conseil présidentiel. Ils attendent Jimmy Cherizier, alias Barbecue, devenu ce week-end, à tout le moins sur X, le grand leader cannibale de la révolution. Des rumeurs dans les salles de presse internationales laissent entendre qu’il a le soutien de la population haïtienne. Il ne l’a pas. C’est un criminel qui a fédéré des criminels qui, depuis cinq ans, tuent, violent, pillent, extorquent, et maintiennent généralement dans la terreur la plus brutale un peuple exsangue, à la tête coupée, qui n’espère plus porter de chapeau. Mais le récit est prégnant. Un leader cannibale nommé Barbecue à la tête du pays le plus pauvre et le plus noir de l’Amérique, c’est stérétotypique, c’est sexy, c’est vendeur.

Maintenant qu’Ariel Henry a démissionné, il va gérer les affaires courantes en attendant la création d’un conseil présidentiel composé de sept membres et de deux observateurs qui devra ensuite former un gouvernement. Certes, il est une certaine ironie à voir Ariel Henry, qui insistait à son arrivée au pouvoir que le pouvoir n’était pas collégial, démissionné pour faire place à un pouvoir collégial. Cependant, même en étant bloqué à l’extérieur, Ariel Henry et son gouvernement restent ceux qui dirigent les affaires du pays. Du reste, techniquement, depuis la fin du mandat de Jovenel Moïse dont il était réputé être le premier ministre posthume, Ariel Henry liquidait les affaires courantes. Et les affaires courantes, voyez-vous, peuvent courir très longtemps.