Séparer l’art de l’artiste

Mon histoire d’amour avec le basketball a commencé et s’est terminée avec Kobe Bryant. Il était jeune. Il était beau. Il était talentueux. L’adolescente que j’étais n’en demandait pas mieux. Puis il y eut 2003. Le 30 juin 2003 où il a été accusé de viol sur une jeune femme de 19 ans. Une histoire banale dont la victime a offert ce récit glaçant.

Il avait 24 ans. Il était arrivé, vers 9:45 PM, à l’hôtel, avec deux membres de son entourage, sous un nom d’emprunt : Javier Rodriguez. Elle travaillait à la réception et était, comme des millions d’ados du monde, fan de Kobe. Ayant appris qui était le client Rodriguez, elle était restée pour l’accueillir. Quand on lui a proposé de l’accompagner à sa chambre, elle était aux anges. Monsieur Bryant lui demanda, en privé, si elle accepterait de revenir dans 15 minutes pour lui faire faire le tour de l’hôtel. Elle a acquiescé.

Vers 10:30, elle était revenue, avec un garçon d’étage, pour lui faire visiter le spa, la salle de gym, la piscine et le jacuzzi extérieurs, avant de le raccompagner à sa chambre où il lui demanda d’ouvrir le jacuzzi pour lui. Elle signala qu’elle avait bouclé ses heures de travail et devait rentrer chez elle. Il lui demanda de revenir dans 15 minutes. Elle a dit d’accord – pour ne pas le contrarier – mais comme elle s’en allait, il demanda un câlin qu’elle accorda. Il l’embrassa. Elle le laissa faire. Il se mit à enlever son pantalon. Elle chercha à s’enfuir.

Il l’attrapa par le cou, se força contre elle, palpant son pubis, ses seins… alors qu’elle continuait de reculer vers la porte de sortie et lui disait qu’elle devait rentrer à la maison. Il continua sa manoeuvre jusqu’à la coincer contre un sofa, remonter sa jupe, lui enlever sa culotte, alors qu’elle lui disait non, non et non et que lui s’occupait d’obtenir d’elle la promesse qu’elle ne dirait rien de tout cela à personne. Elle se remit à dire non – pour ne pas l’énerver. Non, elle ne dira rien à personne. Non. Non. Non. Il exigea qu’il la regarde. Enleva sa culotte. La pénétra. Éjacula (ou pas) en elle.

La pénétration dura 5 minutes. 5 minutes pendant lesquelles, elle pleura, pleura, pleura. Comme elle avait recommencé à se débattre et qu’elle devenait agressive, il s’arrêta. Elle se leva. Il le força à rester dans la chambre pour qu’elle se calme un peu. Lui fit se laver le visage et refaire sa coiffure. Il la laissa partir avec une dernière admonition : ceci devait rester entre eux deux, personne d’autre ne devait savoir. Aussi, quand la police le contacta, commença-t-il par nier. 3 fois. Comme Saint Pierre. Puis, il voulut savoir comment faire disparaître tout cela sans scandale. Sa femme ne devait pas, ne pouvait pas savoir qu’il y avait de telles allégations contre lui. On l’informa de l’existence d’un kit de viol dont on avait obtenu du sang et du sperme et il reconnût enfin avoir eu des « relations sexuelles » avec la jeune femme mais insista que « c’était consensuel ».

Il chercha alors à se rappeler de leurs conversations. Oui, il a mis sa main sur son cou, mais c’était un truc sexuel, son truc sexuel, que, non il ne fait pas avec sa femme, mais qu’il fait régulièrement avec une autre fille, Michelle. Michelle qui pourra confirmer que c’est effectivement son truc. Qu’il la prend par derrière et la tient par le cou. Oui, son accusatrice a dit non, mais c’était quand il lui a demandé d’éjaculer sur son visage. Du reste, elle lui avait fait une fellation de 5 secondes (!) et tout cela était consensuel. Et puis, elle n’était même pas si attirante. Il n’avait même pas éjaculé en elle. Il a dû finir tout seul quand elle est partie. Il offrit son t-shirt, en guise de preuve, en l’envoyant à la face d’un policier et en regrettant ne pas avoir fait comme Shaq(uille O’Neal) qui, lui, payait ces filles et se débarrassait d’elles.

Sur le t-shirt offert, il y avait le sang de la victime. Kobe Bryant fut inculpé pour viol. Il n’avait pas réussi à faire disparaître l’affaire. Il offrit une bague de 4 millions de dollars à sa femme, Vanessa, et s’offrit une conférence de presse avec son épouse à ses côtés. La presse à scandales s’en donna à cœur joie. La jeune femme venait d’une famille riche et donc l’angle de la chercheuse d’or était plus difficile à vendre. On traîna donc la briseuse de couple dans la boue et fit si bien qu’elle décida de ne plus témoigner, à condition que Kobe Bryant présente des excuses. Dans celles-ci, il reconnût que, après avoir discuté avec les avocats de son accusatrice et relu sa déposition, il s’était rendu compte qu’elle n’avait pas vu la relation comme consensuelle mais que lui, si. C’était avant #MeToo. Il était encore possible, dans les médias, que le consentement aille dans un seul sens.

Une entente sera trouvée, un peu moins de deux ans plus tard, en mars 2005. Les détails de celle-ci sont restés secrets mais moi j’avais déjà raccroché. La jeune femme et moi avions presque le même âge. De voir Kobe et son équipe la dénigrer m’avait fait mal. Je mentirais si je disais avoir arrêté d’aimer Kobe. Mais je l’aimais désormais de loin. Il était devenu problématique.

C’est sans doute le plus difficile dans tout cela. Laisser partir quelqu’un qu’on admirait/qu’on admire quand il nous a déçue. Nos cerveaux tendent à renforcer nos croyances. C’est de là que vient le biais de confirmation. Nous avons tendance à rejeter les informations qui contredisent ce que nous pensons savoir. Voilà pourquoi il est si difficile, même quand les faits devraient s’imposer, de changer d’avis. Avec les artistes, les sportifs, ces êtres extraordinairement talentueux qui ont le don de réveiller chez nous des sentiments profonds, cette difficulté en devient exponentielle. Il faut pourtant.

En général, la question n’est pas celle de l’art – qu’il peut être possible de dissocier de l’artiste, encore que parfois le crime informe l’art comme avec Gauguin et sa période tahitienne. Le problème est celui du patronage. Il donne l’impression que ce que l’artiste, le sportif, la célébrité… a fait est parfaitement acceptable puisqu’il n’y a pas de conséquence. C’est Donald Trump qui maintient que son appel était parfait puisqu’il est encore le président américain. C’est Michel Martelly promettant « deux queues » à la journaliste Liliane Pierre-Paul après un quinquennat désastreux. Mais c’est aussi Kobe usant publiquement de la grande douleur que lui a causé cette relation sexuelle à consentement à sens unique pour devenir le Black Mamba.

En continuant à encourager nos idoles avec notre temps, notre argent et notre dévotion, nous leur disons, in fine, que leurs transgressions n’en sont pas. Car, enfin, si nous n’avons pas de problème à supporter un chanteur misogyne d’une rare vulgarité qui a enfoncé le pays dans sa faillite, pourquoi penserait-il avoir un problème ?

Je suis restée loin des RIP pour Kobe parce que je l’aimais aussi. Parce la fille de 14 ans que j’étais quand j’en suis devenue fan l’aime encore. Parce que, en 2003, après avoir lu toutes les informations que j’avais pu trouver sur le sujet, j’avais décidé de croire la jeune femme. Il est mort toutefois et je ne lui en veux plus.

J’ai mal pour sa femme et ses filles. J’ai pleuré son absence pour ce que sa présence a su inspirer à tant de jeunes partout à travers le monde. Même si, depuis 16 ans, je me suis entraînée à ne pas trop m’intéresser à lui, je continuais de suivre religieusement sa carrière. Chaque étape importante. J’étais heureuse pour lui mais je n’exultais pas. Je ne pouvais pas. J’espérais, sans espoir, qu’un jour, il finirait par reconnaître publiquement que le consentement ne peut jamais être que mutuel. Je pourrais alors recommencer à l’aimer, pour reprendre un certain Sénateur Mitt Romney, « en accord avec ma foi » de féministe engagée. Mais, bon, il était mort et tout cela n’avait plus aucune espèce d’importance.

C’est, à tout le moins, ce que je croyais. Jusqu’à ce que, alors que je recommandais la série The Good Place à un ami lui aussi fan de Kobe, il me demande, en riant, si je croyais que, dans cet endroit, l’âme sœur de Kobe serait la fille avec qui il avait trompé sa femme à l’hôtel. J’ai commencé à lui expliquer qu’il ne s’agissait pas d’une simple histoire de tromperie et qu’il devrait lire les détails de l’affaire parce que c’est assez clair… Je te crois, Patricia, fit-il, après un temps. Mais je ne voulais pas savoir. Je ne veux pas savoir. Je le comprenais. Moi, non plus, en 2003, je ne voulais pas savoir. Savoir m’avait coûtée Kobe.

Je suppose que ce que j’essaie de dire ici est que, pour différentes raisons, les gens créent des liens profondément personnels avec leurs idoles. Des souvenirs merveilleux y sont attachés et c’est difficile de les laisser partir, eux et les souvenirs que nous associons à leur art. Pourtant il faut.

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