Le regard plongé dans l’abîme

Celui qui se bat avec des monstres doit faire attention à ne pas devenir un monstre. Et si tu regardes longtemps dans un abîme, l’abîme te regardera aussi.

Friedrich Wilhelm Nietzsche, Par-delà le bien et le mal (1888)

Au 30 août 2018, un ami – encore que je ne sois plus certaine qu’il le soit toujours, je ne suis plus sûre de le reconnaître – m’écrivait à propos du #PetroCaribeChallenge:

Je tiens à préciser quelque chose aujourd’hui … Je donne ma participation citoyenne et jusqu’à la mort, j’y crois dur comme fer … mais le jour où le mouvement deviendra politisé, infiltré de politiciens, cautionné/appuyé par des politiciens, je disparaîtrai et je continuerai ma vie d’artiste … je tenais à le préciser.

Nous étions alors en pleine euphorie. Le #PetroCaribeChallenge occupait tout notre temps. Nous n’en revenions pas encore de son succès. D’abord en ligne. Puis avec les pancartes et banderoles dans les rues de la capitale – que les proches du gouvernement arrachèrent avec rage – et le sit-in devant la Cour des Comptes. Nous préparions la marche du 2 septembre.

Il mettait sa « précision » sur le compte de son « apolitisme ». J’avais quelques remarques sur le qualificatif mais je comprenais le sentiment.

Il fallait à tout prix éviter que le #PetroCaribeChallenge ne se transforme en un mouvement voye ale de plus. S’il fallait crier A bas! ce serait la corruption et l’impunité. Nos demandes, clairement établies dès le sit-in du 24 août, se résumaient à #PwosèPetroCaribeA: un audit, une enquête, un procès criminel et la restitution des biens spoliés.

Le #PetroCaribeChallenge serait cette belle histoire de citoyens et de citoyennes fatigué.e.s du règne de l’impunité et déterminé.e.s à y mettre fin. Nous serions créatifs et créateurs. Nous ferions différemment de ceux qui nous ont précédés. Nous nous battrions autrement et nous gagnerions.

Le #PetroCaribeChallenge était inspirant. Il donnait espoir. Il devait être le déclencheur d’une marche historique vers #AyitiNouVleA. Les deux hashtags ne se quittaient guère. Ils servaient à exprimer nos rêves, notre vision d’une Haïti de la dignité. Le sentiment général exprimé en était un d’espoir. La révolution de la dignité était en marche.

Je ne sais à quel moment nous avons commencé à accepter que la violence soit désormais partie de nos marches « pacifiques ». Les pneus enflammés sur le parcours. Les pierres lancées avec rage. Les vitres cassés. Les voitures enflammées. Les échauffourées avec la police. Mais surtout les morts, les blessés … toutes ces victimes, « camarades tombés au combat ».

Certes, nous pouvons dire que nous sommes pacifiques. Nous le sommes. En majorité. Mais il ne s’agit pas uniquement de ce que nous faisons mais de ce que nous sommes prêts à accepter pour que la rue soit pleine comme un œuf, pour démontrer notre force.

Dans un peu plus de deux mois, le #PetroCaribeChallenge aura un an. Un an, c’est long à regarder dans l’abîme de la corruption … et le voilà qui regarde en nous à son tour.

Voilà l’abîme qui nous fait oublier nos « précisions » du début. Voilà l’abîme qui risque de nous transformer en « tarentules » habités par la « volonté de vengeance » en opposition à la « doctrine de vie » de Zarathoustra. Voilà l’abîme qui menace de nous rendre si obnubilé.e.s par l’idée d’éradiquer certaine menace que nous perdons de vue le fait que les moyens mis en oeuvre pour y parvenir peuvent nous rendre tout aussi mauvais.

Certes, dans Par delà le bien et le mal, Nietzsche met tout cela sur le compte de la jeunesse. Au paragraphe 31, il voit dans l’étape critique des valeurs dominantes d’une société, un exercice préliminaire devant aboutir à la création de nouveaux systèmes de valeur, à une célébration de la vie. Il s’agit toutefois d’une étape où le risque de désespérer du monde et de jeter à bas « le système » par haine et par vengeance est très grand.

Dans La Colonie (1750), Pierre Carlet de Chamblain de Marivaux offre une satire mordante de la société française qui préfigure les combats féministes qui agiteront celle-ci quelques deux siècles plus tard. Des hommes et des femmes d’un pays vaincu sont forcés de s’exiler sur une île où ils doivent organiser leur nouvelle société. Les femmes, ne voulant plus être sous la domination des lois des hommes, les prennent de court, montent leur propre comité constitutionnel et revendiquent tout le pouvoir … jusqu’à mettre en place un système aussi oppressif que celui qu’elles condamnaient au départ.

Comédie oblige, l’histoire se termine bien, sur une promesse d’égalité entre les sexes. La vie réelle n’est souvent pas aussi accommodante. Combien de fois, avons-nous tenté d’écraser « le système » pour le voir nous écraser à son tour?

Me revient à l’esprit le Sortez les sortants de Jeune Haïti qui, depuis quelques jours, circule sur Whatsapp. En reprenant ce slogan culte du poujadisme, ces jeunes opposants à Duvalier ont mis le doigt sur le plus grand mal de nos « révolutions »: elles tournent en rond.

Jusqu’ici, les jeunes dans l’ardeur et souvent dans la témérité de leur idéalisme ont fait nos révolutions …chacune de nos révolutions a toujours fait deux heureux: Le chef sortant qui allait jouir à l’étranger des rentes glanées sur la bonne terre haïtienne et le nouveau qui pouvait voir enfin réaliser son rêve de « servir » le peuple sans trop se desservir lui-même.

En somme, il y a eu beaucoup de changement de chefs, jamais de vraie révolution …

Il est impératif que nous nous arrêtions un instant pour réfléchir aux causes de cet échec constant à faire changer les choses. Pour arrêter d’avancer à l’aveugle. Pour ne plus refaire les mêmes choses. Aller au delà de l’homéostasie pour obtenir que le système lui-même et non ses éléments se modifie et cela passe par l’apprentissage.

Apprendre de nouvelles règles, reconstruire la réalité, changer de prémisses, d’hypothèses de base, de présupposés. D’abord concevoir notre monde autrement avant que de le construire autre.

Le système est interactions avant d’être des codes. Ce sont donc les mécanismes d’organisation de nos relations avec l’État, avec nous-mêmes qu’il faut changer. Le système n’est pas hors de nous. Il est en nous. Il est nous. Et nous n’arriverons pas à le changer en adoptant les méthodes qui lui ont permis et continuent de lui permettre de se maintenir.

Un commentaire sur “Le regard plongé dans l’abîme

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  1. Comme vous avez dit;le système est en nous et il est nous! Donc, si exactement nous voulions un autre Haïti, il nous faut changer notre mentalité…

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