Pierre Réginald Boulos a été arrêté par l’agence américaine de l’immigration, ICE. À tout le moins, c’est ce que les réseaux sociaux — de WhatsApp à Twitter, en passant par Facebook et TikTok — essaient de nous faire entendre. La nouvelle est virale sur toutes ces plateformes et remonte même dans Google, tant qu’on reste dans l’infosphère haïtienne. Ailleurs, rien. Rien dans les archives de l’ICE. Rien sur le site du Bureau fédéral des prisons. Rien dans PACER, le système de suivi des dossiers judiciaires américains. Rien dans le Federal Register, où sont listées les personnes ayant renoncé à leur citoyenneté.

Aucun média étranger n’en parle. Aucun média haïtien crédible non plus. Enfin, aucun — jusqu’à samedi soir, où un très court article du Nouvelliste, sans rien confirmer officiellement, relaie une rumeur désormais « légitimée » par le prestige du journal. L’article mentionnne à la fois l’arrestation et la perte de nationalité, sans fournir le moindre élément vérifiable hormis ce qu’aurait confié au journal des « sources proches du dossier ».

Depuis le jeudi 17 juillet 2025, la nouvelle, une exclusive de médias en ligne ouvertement partisans, est relayée via WhatsApp, Twitter, TikTok et YouTube. D’abord, nous avons eu droit à une capture d’écran d’un fichier ICE, indiquant qu’un certain Pierre Reginald, d’origine haïtienne, aurait été arrêté. Mais c’était un peu léger. La naissance de Boulos à New York est un fait trop connu, trop facile à vérifier — Google le dit, Wikipédia aussi, dès la première recherche.

Il a donc fallu adapter le récit. Reconnaître que Boulos est bien né aux États-Unis mais que — heureuse coïncidence — il aurait renoncé à sa citoyenneté américaine il y a six ans. C’est-à-dire… pile au moment où il fondait son parti politique, MTV. Il ne restait plus qu’à inventer un motif plausible d’arrestation.

Selon la boîte à rumeurs qui vous la transmet, ce serait soit un problème de carte de résidence, soit un dossier TPS mal rempli, soit une incohérence administrative quelconque. Bref : une infraction d’étranger. Surtout pas d’Américain. Surtout pas de privilégié. Juste le bon docteur, un familier du blogue et un retraité autoproclamé de la politique qui, retraite oblige, ne fait aucun effort pour réfuter ou clarifier la rumeur – comme s’il laissait volontairement le récit faire son chemin.

Avant l’article du Nouvelliste, les seules mentions venaient de comptes militants haïtiens et de sites ouvertement biaisés — la rumeur d’arrestation n’ayant visiblement jamais été conçue pour résister à une vérification même superficielle mais conçue pour circuler. Circuler, à un moment clé du calendrier politique haïtien qui pour être imprévisible n’en reste pas moins tendu.

L’année 2025 est réputée être une année électorale. Même s’il ne semble guère y avoir de progrès sur ce front, le Conseil présidentiel de transition est toujours censé remettre le pouvoir le 7 février 2026 à un président issu d’élections générales. Des factions s’organisent. Et, dans un tel contexte, les manœuvres symboliques sont un excellent moyen de se repositionner. Cette rumeur d’arrestation cadre Reginal Boulos comme non-américain. Elle suggère, en degi, une hostilité des États-Unis — un filon utile à exploiter dans un registre nationaliste. Si c’était un pari stratégique, il ressemblerait exactement à ceci :

  • Une histoire trouble d’exclusion par les États-Unis,
  • Aucune trace documentaire vérifiable,
  • Un bénéfice politique immédiat en Haïti pour 2025–2026,
  • Et suffisamment de flou pour permettre le déni si nécessaire.

Si j’étais du genre à croire aux complots, je dirais que quelqu’un a déplacé un pion en espérant qu’on le prenne pour un fou. Mais restons un peu plus longtemps avec l’hypothèse de la renonciation.

Boulos aurait renoncé à sa citoyenneté américaine en 2019. Ne vous contentez pas de me lire, vérifiez par vous-même. Si vous consultez les listes d’expatriation publiées dans le Federal Register pour les années 2019 à 2025, vous n’y trouverez ni « Reginald Boulos », « Pierre Boulos », « Reginald Pierre Boulos ». Son nom n’y figure pas. Et pourtant, selon la loi américaine (26 U.S.C. § 6039G), toute renonciation doit être publiée, sauf cas extrêmement rares liés à la sécurité nationale.

Certes, il est vrai que Boulos a longtemps été un interlocuteur apprécié des États-Unis. Dans les câbles diplomatiques révélés par Wikileaks, il est présenté comme un interlocuteur clé de l’ambassade américaine, un acteur économique majeur et une figure centrale dans les transitions politiques en Haïti, notamment lors du départ d’Aristide et sous Préval. Dans le câble 05PORTAU1237 (2005), il est décrit comme un partenaire fiable pour promouvoir la politique économique américaine en Haïti, notamment les réformes de libéralisation et comme un architecte d’alliances civiles post-Aristide. Le câble 09PORTAU173 (2009) le décrit comme une figure influente dans la Chambre de commerce et dans les tentatives de gestion du consensus politique sous Préval. Serait-ce suffisant pour le classer parmi les rares individus dont la renonciation serait gardée secrète pour raison d’État ?

En 2019, Boulos fonde le Mouvement Troisième Voix, ostensiblement en vue de se présenter à l’élection présidentielle. Or, selon l’article 135 de la Constitution haïtienne, un candidat à la présidence doit être haïtien d’origine, n’avoir jamais renoncé à sa nationalité haïtienne, et ne posséder aucune autre nationalité au moment du dépôt de sa candidature. Une renonciation publique, en sus des exigences de la loi américaine, aurait renforcé son récit politique : celui d’un homme prêt à abandonner ses privilèges pour servir son pays. La logique politique de 2019 exigeait la publicité, non la discrétion. D’autant qu’il y a bien un Boulos dans le Federal Register — l’ancien sénateur Rudolph Henry Boulos — officiellement listé le 27 octobre 2015 comme ayant choisi de “s’expatrier”. Nous revenons donc à l’hypothèse la plus simple et la plus cohérente : il n’y a pas eu de renonciation ; le récit actuel en est le substitut narratif.

Dans ce récit, Monsieur Pierre Reginald Boulos aurait été arrêté pour une histoire de TPS ou de carte de résidence. Le Nouvelliste, plus prudent, évoque simplement une question d’immigration. Sans doute parce que les “sources proches du dossier” ont fini par réaliser que le diable se cache dans les détails — plus on en donne, plus on risque d’être démasqué.

Évidemment, un citoyen américain de naissance n’a besoin ni de TPS, ni de carte verte, et ne peut pas être arrêté par ICE pour des raisons liées à son statut migratoire. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le locator — l’outil de recherche sur le site de l’agence — ne propose même pas « United States of America » dans la liste des pays de naissance : il est tout simplement inutile de chercher des ressortissants américains dans une base de données réservée aux étrangers. Toute recherche pour Boulos y est donc, par définition, impossible. Si arrestation il y a effectivement eu, elle ne peut pas être fondée sur des motifs migratoires. Et si arrestation il n’y a pas eu, alors quelqu’un tient vraiment à ce que nous le croyions.

Pourquoi ? Probablement parce qu’une arrestation par ICE — même inventée — envoie un message limpide : « Les États-Unis ne me considèrent plus comme l’un des leurs. » Pas besoin de certificat de perte de nationalité. Pas besoin d’apparaître dans le Federal Register. Même pas besoin d’un dossier public sur le site de l’ICE. La rumeur suffit. Et voilà Boulos, désaméricanisé, persécuté par l’Amérique, et — de façon fondamentale — haïtien, rien qu’haïtien, donc éligible.

La stratégie n’est pas sans précédent. Michel Martelly – voire même Laurent Lamothe – viennent à l’esprit mais ce genre de manœuvre dépasse Haïti. C’est Bachar el-Assad en Syrie, formé à Londres ; Marc Ravalomanana à Madagascar, rentré au pays après des années de formation et de soutien économique à l’étranger ; Ibrahim Boubacar Keïta au Mali, passé par Paris et soutenu par la France au début de son mandat. En Inde, Manmohan Singh, formé à Oxford et Cambridge, a été rappelé pour restaurer la crédibilité économique. En Libye, Mahmoud Jibril, formé aux États-Unis, a été propulsé après la chute de Kadhafi. En Irak, Ahmad Chalabi, exilé de longue date à Washington, a joué un rôle clé dans l’après-Saddam.

Dans de nombreux pays du Sud, des figures politiques reviennent au pays après avoir vécu ou été formées à l’étranger, avec l’appui plus ou moins discret de puissances occidentales, pour incarner le retour à la stabilité. Ou ce qui en tient lieu. L’on pourrait être tenté d’imaginer les États-Unis se préparant à nous offrir un président natif natal, né à New York. Après avoir soutenu des dynamiques qui ont ruiné ce pays, ils pourraient aujourd’hui miser sur un homme qu’ils connaissent, qu’ils ont soutenu, et qu’ils n’ont jamais eu besoin de combattre.

Mais je ne suis pas du genre à croire aux théories complotistes.

2 réponses à « Quelqu’un tient à ce que nous comprenions que Reginald Boulos n’est plus ni américain, ni aimé des États-Unis »

  1. […] — s’installant en Floride ou ailleurs dans l’attente (ou non) d’une déprtation par trop publique, peut-être y a-t-il là une opportunité de s’assurer que ceux qui ont fui ne continuent pas à […]

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  2. […] à Miami. Le 22 juillet 2025, après que nous nous soyons interrogés sur ce blogue quant à l’effectivité de la perte de nationalité de M. Boulos, le Bureau tweete qu’il continuera à expulser tout ressortissant étranger aux États-Unis […]

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