L’hôtel Marriott a fermé ses portes ce matin. Hier, notre quadruple déplacée a quitté Turgeau pour s’installer à Pèlerin. Il semble désormais acté que tous les quartiers de la capitale tomberont, les uns après les autres, aux mains des gangs, même si nous avons troqué une présidence posthume contre neuf conseillers-présidents.

Ce dépassement évident d’un Conseil présidentiel qui semble avoir déserté avant même d’avoir été installé nous conduit à une tentation familière : celle de l’homme fort. Et dans l’imaginaire viral de notre époque, cet homme fort a un visage : celui d’Ibrahim Traoré, capitaine burkinabè, treillis impeccablement repassé, regard dur, posture de héros de série B et discours calibré pour TikTok.

Quelques apprentis-Traoré se manifestent déjà chez nous. L’un d’eux, récemment, s’est ridiculisé en accusant une pauvre blogueuse de complot contre un président assassiné. On pourrait croire que ce billet cherche à le contrer, mais comme il tient plus de l’histrion que du chef — et qu’il ne sait rien de moi, sinon mon nom — il ne mérite guère qu’on s’y attarde. Ce caveat oblitéré, parlons donc de l’original.

Traoré, c’est la virilité martiale version Instagram. Treillis khaki, discours panafricanistes, punchlines virales. Il cultive la posture du résistant, du libérateur, du leader anti-impérialiste. Un cosplay de Sankara pour l’ère numérique. Patriote et panafricaniste autoproclamé, Ibrahim Traoré s’est hissé au pouvoir en septembre 2022 à la faveur d’un coup d’État contre le président de la transition — et confrère putschiste — Paul-Henri Sandaogo Damiba, dans un pays déjà profondément fracturé. Sur les réseaux sociaux, il incarne avec brio son rôle d’icône postcoloniale : rhétorique belliqueuse, mise en scène virile, drapeaux africains flottant au vent. Il apaise les cœurs meurtris par les humiliations répétées de la Françafrique et galvanise une jeunesse avide de récits de souveraineté retrouvée. Dans l’ère de la politique-spectacle, il a compris — comme tous les influenceurs de notre temps — que lorsqu’on ne peut transformer le réel, on produit du contenu.

Traoré joue la carte du panafricanisme comme d’autres céans jouent celle du souverainisme : jusqu’à l’outrance, sans jamais aller à l’essentiel. Il s’affiche anti-Macron, reçoit des influenceurs africains à Ouaga comme on reçoit des tiktokeurs dans une villa sponsorisée, et se fait décerner des médailles par des entités fantômes telles que « l’Alliance internationale des BRICS » — inconnue des pays membres des BRICS eux-mêmes. C’est ce jour-là que j’ai su, de façon irrévocable, qu’on avait affaire à un acteur. Peu après, des vidéos virales annonçaient que le Burkina Faso avait rejoint les BRICS. C’était faux. Comme c’est souvent le cas avec les récits en ligne glorifiant les soi-disant exploits internationaux de Traoré : de pures fictions, comme celle — en mars dernier — prétendant qu’il aurait décliné une invitation officielle de Donald Trump.

Traoré vend une image. Signée, scénarisée, brandie comme une preuve de souveraineté retrouvée. Mais sur le terrain…

Sous Ibrahim Traoré :

  • Le territoire contrôlé par des groupes armés est passé de 35 % à près de 50 %.
  • Plus de 2 millions de personnes déplacées à l’intérieur du pays.
  • Des attaques record, plus de 11 000 morts en trois ans.
  • Des centaines d’écoles fermées, un système éducatif asphyxié.
  • Des massacres de civils, parfois perpétrés par les forces gouvernementales elles-mêmes.
  • Les élections repoussées à 2029, la censure institutionnalisée, les avoirs d’opposants gelés, les voix dissidentes réduites au silence.

Ce que la vitrine cache, c’est un État qui s’effondre dans le vacarme des bottes.

IndicateurAvant Traoré (2019–2022)Sous Traoré (2022–2025)
Contrôle des groupes armés30–35 %45–50 %
Déplacés internes1,5 million2+ millions
Morts liées au conflit (moyenne annuelle)~2 500~4 000
Population en besoin d’aide humanitaire3 millions6 millions
Écoles fermées~10–12 %~20 %
Libertés politiquesTransition incertaineCensure, répression, autoritarisme

Haïti a connu des hommes forts. Des chefs militaires aux présidents à vie, des sauveurs autoproclamés aux dictateurs éclairés, la galerie est pleine. Et à chaque fois, l’expérience a laissé des ruines, du sang, du silence forcé. Nous avons eu nos « capitaines », nos « commandants », nos « docteurs ». Nous avons goûté à la poigne, au pouvoir personnel, à l’obsession de la force. Cela n’a jamais servi qu’à nous enfoncer plus avant.

Haïti n’a pas besoin d’un mythe martial, mais d’un projet collectif. Parce qu’on ne reconstruit pas un peuple avec des bottes, mais avec des mains, des voix, des idées. Parce que la militarisation du pouvoir n’a jamais pacifié une société fracturée : elle l’écrase, elle l’étrangle, elle le tue. Parce qu’ici, chaque soldat auto-proclamé sauveur devient vite bourreau, et chaque discours de « résistance » un prétexte pour faire taire la résistance véritable.

Haïti n’a pas besoin d’un Traoré. Elle a besoin de se défaire, une fois pour toutes, de la tentation de l’homme providentiel.

6 réponses à « La dernière chose dont Haïti aurait besoin est d’un Ibrahim Traoré »

  1. Quelle personne ou quel groupe de personnes pourra rassembler va la nation pour ce projet collectif?

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    1. Un temps, j’étais certaine de pouvoir faire partie du groupe. J’ai toujours de l’espoir, bien sûr, mais l’échec à étendre les contours de #AyitiNouVleA, à trouver une grammaire commune du réveil, a un peu refroidi mes ardeurs. Vous avez sûrement remarqué que j’écris beaucoup moins sur ce blog depuis. Cela dit, je n’ai pas complètement perdu espoir : si vous trouvez ce groupe, faites-moi signe, je vous rejoindrai avec plaisir.

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  2. When has Haiti thrived as a collective?

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  3. […] billet vient en réponse à un commentaire sur un précédent affirmant que nous n’avions pas — et je le maintiens — besoin d’un Traoré. J’y […]

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  4. […] révolution, Goïta l’a faite, comme tout putschiste de l’Afrique francophone qui se respecte, contre la France et les traîtres à la Patrie qui y maintiennent des accointances. Dans ce genre […]

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