Depuis quelques temps, la justice haïtienne multiplie les convocations dans le cadre du magnicide du 7 juillet 2021. Tous les jours, nous découvrons d’illustres inconnus qui seraient impliqués, des simples chauffeurs aux chefs d’État, en passant par des parlementaires, des élus locaux, des hommes d’affaires, des fonctionnaires, et tout ce qui se trouve entre eux. Après un tel consensus pour assassiner Jovenel Moïse, l’on serait en droit d’attendre, plus deux ans plus tard, que nos politiques réussissent à s’entendre pour éviter que le pays ne disparaisse. Mais non. Nos politiciens continuent d’attendre du Blan (ONU, Core Group, OÉA et même CARICOM) qu’il les mette au pouvoir. Nos citoyens continuent d’attendre du Blan (Biden, Trudeau) qu’il les accueille chez lui. Nos politiciens s’accommodent très bien de l’idée de régner sur des cendres. Nos citoyens s’accommodent très bien de l’idée d’abandonner la terre de leurs ancêtres pour des contrées où les attend le mépris le plus ouvert.
En attendant l’enseignement supérieur privé en Haïti est sur son lit de mort. Les étudiants sont partis. Les professeurs aussi. Dans un pays où les gangs collectent les territoires perdus dans l’indifférence générale, l’université n’est pas la priorité. La fuite des cerveaux, déjà débilitante – à plus de 80% dans les années précédentes – atteint des niveaux inégalés. Lorsque l’immigration choisie rencontre la défaillance totale, les pays d’accueil récupèrent des talents inquiets pour leur vie à vil prix et dans des conditions à la précarité entretenue via des visas et statuts temporaires. En échange, le pays d’origine s’enfonce plus avant dans le chaos sans espoir de s’en remettre.
L’émigration de personnes qualifiées n’est pas fatalement négative. Si le phénomène de la fuite des cerveaux est souvent évoqué, il existe des cas où cette émigration s’est avérée bénéfique pour les pays d’origine. Les transferts de compétences de la diaspora, comme en Inde où le secteur des technologies de l’information et de la communication s’est largement développé grâce à son réseau diasporique, les transferts d’argent, comme aux Philippines où la politique d’émigration de travailleurs qualifiés, notamment dans le secteur de la santé, contribue à hauteur de 10% à son PIB, ou même les migrants de retour en Irlande qui ont pu bénéficier du capital humain et financier de leur diaspora pour favoriser leur prospérité. Dans ces trois cas toutefois, un État a mis en place des politiques adaptées pour tirer parti des opportunités offertes par cette mobilité internationale. En Haïti, nous fuyons pour ne pas crever et nos anciens dirigeants fuient pour pour échapper à leur arrestation pour leurs crimes.
Dans la longue liste des personnes convoquées dans le cadre de l’enquête sur l’assassinat de Jovenel Moïse se trouve l’ancien ministre de la justice, Rockfeller Vincent, réfugié aux États-Unis. Attendu ce 22 novembre 2023 au cabinet du juge Walter Wesser Voltaire, il ne s’est pas présenté. Il craint pour sa sécurité, mais surtout pour sa procédure de demande d’asile aux États-Unis d’Amérique. Comme beaucoup d’autres, cet Haïtien était de passage en Haïti ; il n’allait tout de même pas y retourner alors qu’il tente de convaincre l’Oncle Sam de l’accueillir chez lui. Toutefois, dans un geste de grande magnanimité, l’ancien garde des sceaux – révoqué pour incompétence en tant que substitut du commissaire du gouvernement avant de se retrouver à diriger l’unité de lutte contre la corruption puis le ministère de la justice – a laissé entendre qu’il consentait à répondre au juge par visioconférence. Une offre généreuse qui ne semble pas avoir séduit le juge Voltaire qui recevait un ancien sénateur accessoirement sous le coup de multiples sanctions internationales, Hervé Fourcand, et un animateur plus grand que nature accessoirement ancien candidat malheureux à la présidence, Luckner Désir.
Deux jours plus tôt, le 20 novembre, après son interrogatoire, il ordonnait l’arrestation de Macky Kessa, agent exécutif intérimaire de Jacmel. Le 16 novembre, c’était au tour de Lyonel Valbrun, ancien secrétaire général du Palais national, de se présenter au cabinet du magistrat instructeur. Hier, Jenny Obas, haut cadre régional de la UNIBANK dans le département du Nord, a répondu aux questions du juge Voltaire, accompagnée de Me Emmanuel Jeanty, le même avocat qui avait transmis l’offre généreuse de M. Vincent et qui, accessoirement, représente la veuve de Jovenel Moïse. Bien que l’instruction soit secrète, la présence de Me Jeanty pourrait indiquer qu’il s’agit là de témoins à charge dans une enquête extrêmement délicate; ce qui serait particulièrement stupide le cas échéant.
L’enquête sur la mort de Jovenel Moïse continue de bouger à défaut d’avancer. La justice américaine a déjà inculpé et condamné plus d’une vingtaine de personnes, mais là-bas, le temps c’est de l’argent tandis qu’ici, nous n’avons plus que le temps. Le juge Voltaire vient d’annoncer une nouvelle liste de personnalités attendues tout au long de la semaine prochaine pour être entendues. Cela fait un certain sens. Avant son assassinat, Jovenel Moïse avait réussi à susciter une opposition généralisée, allant de ses opposants politiques aux églises, en passant par des hommes d’affaires et la rue. Si cette logique tient, l’enquête pourrait s’éterniser jusqu’à ce que toute la République défile devant le cabinet d’instruction. C’est, peu ou prou, la même attitude que nous adoptons pour la résolution de la crise: elle bouge à défaut d’avancer. Les sommets se succèdent. Les négociateurs défilent. Rien ne se passe. Rien ne change. Nous attendons le Blan. Quelle que soit son incarnation. Possiblement kényane. S’ils reçoivent l’argent. Si la justice kényane est d’accord.
En attendant, un peuple se meurt.





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