Quand Jacky Lumarque interpellait ses amis

Cette lettre m’est parvenue par le truchement d’un ami de Jacky Lumarque qui était dans la liste de ceux à qui elle était alors adressée et qui la trouve toujours actuelle et impérative. Cet ami regrette surtout « que [ses collègues et lui n’aient] pas donné une suite consistante à [cet] appel en[s’] engageant résolument dès ce moment là [… ] dans une réflexion sereine et continue en vue de la production d’un discours de fond à l’adresse de la jeunesse et de toute notre société «en déconstruction durable sous l’effet combiné des médiocres, des étrangers» et des aventuriers de tout poil. »

Je la publie ici avec l’accord du Professeur Jacky Lumarque, le jour de la clôture de la campagne à laquelle il n’a pas eu le droit de participer. Puisse cette lettre, désormais à vous adressée, vous interpeller à votre tour. – Patricia Camilien

Port-au-Prince, le 15 juin 2012

A : XXX

Chers collègues et amis,

Cette brève missive est une interpellation.

Dans nos multiples échanges bilatéraux ou en groupes restreints, nous admettons tous que notre pays est comme bloqué, quand il ne tourne pas en rond. Cela, depuis quelques décennies, peut-être plus, selon l’angle d’appréciation. Notre génération, loin de percevoir le bout du tunnel, assiste au contraire à la montée de nouveaux problèmes qui viennent exacerber  ou aggraver les problèmes de fonds qui ravagent déjà notre société.

Faut-il mentionner,  par exemple ? :

  • L’aggravation du problème de l’environnement et surtout la manière dont ce problème est pris en compte dans nos politiques publiques et géré par les pouvoirs publics. Un exemple récent de cette gestion périlleuse est le type de contrat que les autorités ont signé avec les compagnies d’exploitation  minière et qui sacrifient presque sans contrepartie l’intérêt du pays.
  • La question de l’amendement constitutionnel. Personne ne peut dire aujourd’hui avec certitude sous quel régime constitutionnel le pays se trouve actuellement ;  et le niveau  d’incertitude est le même quand il s’agit de trouver la démarche pour permettre au pays de s’en sortir et progresser de manière objective et non partisane dans la démarche d’amendement. La faiblesse déjà connue de l’infrastructure juridique du pays n’offre pas toujours les ressources appropriées pour traiter la question avec assurance.
  • Le problème, en apparence très ponctuel, de la localisation de la zone franche de Caracol et de l’impact négatif que son fonctionnement risque de provoquer sur l’environnement, comme l’attestent déjà plusieurs études scientifiques dont certaines commanditées par les promoteurs eux-mêmes. Mais plus largement,  par-delà cet exemple emblématique, la manière dont les « partenaires » internationaux façonnent le schéma réel de développement du pays en décidant quelles régions sont prioritaires et quels secteurs de l’économie ou de l’administration du pays méritent d’être soutenus ou renforcés. Les autorités « innocemment » (ou de manière irresponsable ou intéressée) acceptent cette intrusion comme un cadeau d’ami.
  • Les relations commerciales avec la République Dominicaine (et plus largement les relations entre les deux pays et les nombreuses familles de problèmes qui en découlent, de la migration à la sécurité,  sans négliger le trafic des enfants et des adolescents dont les rapports ne rendent pas assez compte de leur ampleur). Le commerce entre les deux pays est  passé de 60 millions à un milliard de dollars en 20 ans et les entreprises haïtiennes ont renoncé à produire même les aliments de base les plus simples pour nourrir une population d’une taille commerciale pourtant potentiellement très intéressante pour n’importe quel investisseur.
  • La question de l’armée d’Haïti et de l’organisation de la sécurité du pays. Le pays entier semble accepter le fait accompli de plusieurs armées d’occupation sur son territoire,  dans l’économie de sa propre armée.  Par rapport à notre propre armée, les Haïtiens sont prêts à s’aligner derrière l’exigence du respect de leur Constitution tout  en acceptant que certaines de ses composantes soient mises en veilleuse lorsque cela peut s’avérer gênant dans la mise en œuvre. A-t-on réfléchi à qui pourrait profiter l’absence d’une armée en Haïti ? Pourquoi certaines zones du pays sont (dit-on) gardées militairement par des forces étrangères  qui en interdisent l’accès même aux autorités locales ou nationales ?
  • Le rôle de la communauté internationale dans l’organisation (désorganisation) institutionnelle du pays: présence de la MINUSTAH à partir d’une résolution justifiée par la menace que Haïti représente pour la sécurité de la Région; influence de cette même communauté internationale dans les grandes décisions politiques du pays: financement des élections mais aussi contrôle des processus (et peut-être des résultats); organisation et gestion de la sécurité du pays; latitude reconnue aux dirigeants du pays pour prendre la décision de doter le pays de sa propre force armée ; financement des projets de développement à partir de plans stratégiques propres définis par les bailleurs eux-mêmes (l’exemple de l’USAID qui concentre tous ses projets sur trois « corridors » : la Région métropolitaine, le corridor Port-au-Prince –St Marc, la Région Nord-Nord-est en définissant aussi les secteurs auxsquels ses financements seront exclusivement affectés etc.
  • La (non) construction du système d’enseignement supérieur haïtien. Le dernier Gouvernement Conille avait fait un pas timide en créant le poste de Secrétaire d’Etat à l’Enseignement supérieur. Cela avait créé l’espoir qu’au moins l’affirmation d’une politique publique pour le secteur serait un pas subséquent. Nous venons de faire un pas en arrière. Simultanément, le gouvernement place le pays et sa jeunesse face à un nouveau paradoxe : le paradoxe de Limonade illustrant la contradiction d’un campus à la recherche d’une université d’un côté et de l’autre et de plusieurs universités (sinon toutes les autres) à la recherche d’un campus. Après avoir reçu ce don physique il semble de plus que  nous soyons dé pendant de l’autre pour nous dire comment le faire fonctionner et nous donner aussi les ressources pour le faire. Doit-on accepter cela ?
  • L’emploi des jeunes. Qui en parle ? Qui s’en préoccupe ? Quelles initiatives sont proposées pour faire face à cette vague montante de 60% de notre population (moins de 25 ans) à la recherche d’un moyen d’insertion dans la vie ? Et d’ailleurs, qui connait cette jeunesse ? sa configuration  réelle ? ses besoins ? ses rêves ? ses frustrations ? ses modes d’organisation spontanée ? etc. Elle pourrait nous réserver bien d’autres surprises si elle reste encore laissée pour compte.
  • La question de l’éducation : on connait déjà l’ampleur des défis. Mais  le pays a fait l’effort de se doter d’un plan stratégique et d’un plan d’opération élaborés par les Haïtiens eux-mêmes. Les autorités sont en train de les banaliser et de les balkaniser en acceptant que  le plan d’opération soit dépecé et livré à chaque bailleur qui définit son territoire d’intervention et son mode d’articulation avec le reste du système éducatif. Pourtant, à travers les rapports disponibles et sur la base du consensus très large qui a consacré leur production, les matériaux sont là pour permettre au pays de se doter d’un véritable Pacte national sur l’éducation, prémisse peut-être d’un Pacte plus large sur la gouvernabilité et la convivialité. Quel gâchis !

Nous pourrions prolonger cette énumération. Vous pourriez vous-même, chacun, sur la base de vos réflexions et de vos vécus propres,  produire un énoncé plus pertinent des problèmes  qui nous étouffent et qui menacent nos générations futures.

Beaucoup parmi nous sommes de la génération « sortante » , comme beaucoup d’autres éminents haïtiens qui depuis plusieurs décennies, par leurs travaux d’écriture ou leurs actes d’engagement citoyen,  ont essayé, essaient encore de dire qu’il est possible que Haïti soit autrement, que le sous-développement chronique n’est pas un verdict sans appel, que la médiocrité dans la conduite des affaires publiques n’est pas une fatalité, que nos grands tenanciers du secteur des affaires ne sont pas condamnés à regarder Haïti comme le marché Croix des Bossales où on fait, durant la semaine, du commerce sans valeur ajoutée et Miami le pays où  on vit sa vraie vie de famille en weekend, que la société civile n’est pas nécessairement réductible à des agences de gestion de petits projets définis en fonction des paradigmes des  bailleurs de fonds, que les leaders d’opinion peuvent échapper à la captivité   du « zen » politique journalier  qui réduit l’information à des échanges de « sons de cloches » récurrents entre des politiciens incultes et à moralité douteuse, que les partis politiques et le Parlement ne sont pas condamnés à vivoter dans l’orbite du pouvoir exécutif à la recherche de restes, de miettes en provenance des ressources publiques dans l’usage desquels il est facile pour  l’Exécutif de se montrer généreux parce que ces ressources n’appartiennent pas en propre à ses gestionnaires.

Mais il est possible aussi – été c’est là le sens de cette interpellation- que les universitaires ne restent pas silencieux. Il est possible qu’ils arrêtent de ruminer ou de rugir en cercles fermés en acceptant le fait accompli d’une société haïtienne en déconstruction  durable sous l’effet combiné  des médiocres et des étrangers.

C’est peut-être le moment de produire sur toutes ces questions un discours de fond, serein, scientifique pour éclairer les jeunes et témoigner, pour l’histoire, de notre passage sur cette terre, à ce moment précis où notre pays se trouve dans une situation difficile et complexe au point que les jeunes ne puissent plus rêver.

Cette réflexion et la parole qui peut en résulter doit se prémunir du piège de l’agenda partisan même s’il faut respecter le point de vue partisan et souhaiter même que les partis politiques apprennent à s’organiser de manière autonome sans faire dépendre leur lutte de l’ escarcelle de l’étranger ou des miettes de  l’Exécutif.

Si ces premiers constats,  par ailleurs assez  évidents,  vous interpellent, la démarche que je vous propose, est celle d’un engagement dans une réflexion sereine, véritablement universitaire, donc à l’abri des passions du militant, pour irriguer le milieu d’un discours autre, de propositions alternatives et peut-être- qui sait ?- au fil du temps,  d’un projet de société, co-produit avec l’ensemble des forces sociales du pays auxquelles il faudra alors s’ouvrir.

Comment aller plus loin ?

Approfondir et enrichir l’analyse amorcée ici tout en définissant clairement les objectifs que nous voulons poursuivre et les résultats que nous voulons atteindre ?

Un groupe de travail en charge de la préparation d’un Manifeste pour guider notre projet de réflexion engagée ?

Un secrétariat exécutif pour mettre au point le projet de structuration et d’organisation de notre espace de réflexion dans ses composantes logistiques, administratives et financières, sans oublier  un plan d’action avec ses exigences d’un calendrier, de prévisions de ressources etc?

Voilà. J’ai dit l’essentiel.

A vous de jouer.

Très amicalement

Jacky Lumarque

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