Une affaire de violence domestique défraie la chronique. Le coupable présumé étant un professionnel très connu des médias, les réseaux sociaux haïtiens s’intéressent au moindre détail. L’affaire se déroulant en Floride, les sunshine laws permettent aux curieux d’en connaître les derniers éléments : des détails comme le fait que l’accusé aurait poussé sa compagne nue par terre (il maintient qu’elle aurait fait une culbute qui expliquerait ses quelques ecchymoses) — et l’aurait étranglée (selon les témoins).
La malheureuse aurait posté en ligne une photo non consentie montrant la « raie des fesses » — en réalité, une petite partie du sous-vêtement — de son compagnon, en short et camisole, assis devant son bureau en train de travailler, ce qu’il n’a pas apprécié. L’altercation s’est terminée par une arrestation, suivie d’une décision du service d’immigration américain de garder l’animateur quelque temps.
Les débats sur la toile sont ce qu’ils sont dans ces cas-là. Chacun prêche pour et défend sa chapelle. Certains redécouvrent la présomption d’innocence, d’autres se réjouissent de la possible chute d’un personnage quelque peu controversé, mais la majorité est surtout là pour le zen. Mon attention a toutefois été retenue par autre chose : un aspect particulier de cette histoire qui justifie l’écriture quelque peu tardive de ce billet.
Certes, certains détails, comme le fait que la victime se retrouve par terre, nue et enfermée dehors par son partenaire, donnent matière à réflexion ; mais c’est surtout sa réticence à parler de sa mésaventure à la police qui importe ici. Une réticence qu’elle commence par justifier par le besoin de protéger la réputation et les enfants de quelqu’un qui ne semble pas avoir particulièrement tenu à la protéger, elle.
C’est une situation qui n’a malheureusement rien d’exceptionnel. D’après l’organisation mondiale de la santé (2021), au cours de sa vie, une femme sur trois subit des violences physiques de la part d’un partenaire intime et dans 80% des cas de violence grave, l’agresseur est un conjoint, un ex-conjoint ou un partenaire intime. Aux États-Unis, le Center for Disease Control (CDC, 2024) estime qu’un quart des femmes subit des violences physiques de la part d’un partenaire et que la moitié ne signale jamais les faits à la police. Cette invisibilisation de la violence domestique résulte d’un conditionnement social qui protège les abuseurs au détriment de leurs victimes.
Cette empathie inversée — certains parlent de culpabilité empathique — conduit la victime à prioriser la réputation, la carrière et l’image publique de son agresseur plutôt que son propre bien-être. Le souci premier devient celui des conséquences que pourrait subir le mari, le compagnon, l’amant — et non ses propres blessures. Cela passe souvent par la minimisation des faits (« ce n’est pas si grave »), l’auto-culpabilisation (« je n’aurais pas dû le provoquer ») et la protection active (« je ne veux pas lui créer de problèmes »), avec pour conséquences directes la répétition des situations violentes et, in fine, une adaptation neurologique au danger chronique via le développement de stratégies de survie émotionnelle.
Plus l’agresseur est puissant, respecté socialement ou médiatiquement visible, plus la victime ressent une pression accrue à se taire. La probabilité de signalement diminue lorsque les coûts sociaux anticipés augmentent : crainte de ne pas être crue, de subir un backlash, ou de voir l’agresseur bénéficier d’une présomption de crédibilité.
Dans Blaming the victim, preserving the icon: the gendered moral work of celebrity sexual abuse scandals (Feminist Media Studies, volume 25, numéro 8, septembre 2024), la sociologue Anneke Meyer examine le « travail moral » opéré par le public et les médias dans la construction des scandales d’abus sexuels impliquant des personnalités célèbres telles que Kobe Bryant, Bill Cosby, Harvey Weinstein ou encore Kevin Spacey. Un travail par lequel certains (souvent masculins et puissants) sont défendus ou excusés, tandis que la crédibilité des victimes est interrogée.
La réputation de l’homme devient alors une ressource sociale plus protégée que l’intégrité physique de la femme.
Très tôt, le patriarcat apprend aux femmes à préserver la paix, éviter le conflit, protéger la famille à tout prix, et surtout à comprendre les hommes — même (et surtout ?) violents. Le sexe féminin est élevé dans la responsabilité du bien-être émotionnel des autres. Aussi, lorsqu’une femme est battue, a-t-elle plutôt le réflexe de se demander ce que cela va coûter à l’autre si elle parle. La voilà donc se sentant obligée de protéger celui qui la met en danger. Comme si son silence était plus nécessaire que sa sécurité. Comme si sa souffrance devait être discrète pour ne pas abîmer la carrière d’un homme. Comme si la respectabilité masculine était plus précieuse que la vie, la dignité et la sécurité des femmes.
Aucun homme, fût-il le dernier espoir de survie de l’humanité, n’a droit à notre silence. Il importe pour chacune d’entre nous de se le répéter — et de le répéter aux autres — en attendant que la société cesse de produire des femmes qui se taisent et des hommes qui s’attendent à ce qu’elles se taisent.




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