Les journalistes mobilisés pour l’occasion n’en revenaient pas. Au port du Cap-Haïtien, phénomène jamais observé jusqu’ici, un bateau transportait vers l’Europe, des denrées, produits sur cette terre. Le 8 septembre 2015, Agritrans, brillante compagnie agricole du dauphin et candidat à la succession du président de la République, expédiait deux conteneurs de bananes “bio” vers l’Allemagne, dans le cadre cadre d’un contrat de 150 millions de dollars sur le point de transformer Haïti en premier exportateur de bananes sur Terre sinon de la Galaxie.
Au cœur de cette success story à l’haïtienne, un homme, un paysan, qui a chéri ce rêve pendant dix ans. Un homme, avec 1 000 hectares de terre, 2 millions de plantules, 60 000 tonnes de produits par an, une zone franche et l’obligation d’exporter 70 % de sa production. Bien sûr, il y eut quelques ratés. En juillet 2015, deux mois avant le coup d’envoi, Le Nouvelliste parlait déjà de navire en retard et d’Agritrans écoulant tout son stock sur le marché local à moitié prix. Mais, au mois de septembre, les caméras présentes au rendez-vous pour filmer le départ de cette cargaison historique s’emploient à nous imposer une conclusion : République bananière, Haïti va enfin mériter son titre grâce à son futur Seigneur de la Banane qu’il nous faut élire président comme une évidence. S’il peut ainsi exporter des bananes haïtiennes, peut-être réussira-t-il à exporter plus.
Jovenel Moïse devint président. Nous découvrîmes, à la surprise générale de personne qui ait jamais mis le pied dans le Nord-est et/ou utilise son sens critique, que la “ferme en zone franche” tant vantée n’a surtout existé que dans des communiqués repris, quasi verbatim, dans la presse locale, nationale et même internationale. Les exportations cessent dès juillet 2016. En 2017, la production est à l’arrêt; « des centaines d’hectares » sont en jachère. Les tentatives de “relance” (septembre 2017 ; mars 2018) resteront sans suite.
Le projet Agritrans peine à respecter ses objectifs mais, de façon plus importante, une enquête de l’UCREF (août 2016) met en question les comptes du candidat Jovenel Moïse et de son entreprise Agritrans (et Comphener S.A.). Des allégations de blanchiment d’argent dont sera blanchi le président Moïse. En 2018, une enquête de Jake Johnston (CEPR) détaille le montage : prêt public de 6 M$ (FDI), exemptions fiscales (≈ 600 000 $), promesses d’emplois non tenues (~3 000 promis vs « quelques dizaines » en réalité; rotations à ~3,50 $ US/jour), déplacements de petits fermiers; et surtout un fait têtu : depuis l’élection de Moïse, un seul autre conteneur a quitté le port (avril 2016). En 2019, c’est au tour des audits PetroCaribe de la CSCCA d’épingler des irrégularités : Agritrans et Betex apparaissent sur des contrats … routiers “doublonnés”.
Les choses allaient si mal pour la compagnie qu’elle avait dû se résoudre à rejoindre, dans la collusion et le détournement de fonds, une société sœur. Les rapports de la CSCCA relèvent, pour le tronçon Borgne–Petit-Bourg-de-Borgne, un double contrat passé par le MTPTC avec AGRITRANS S.A. (39 990 399 HTG) puis BETEX Ingénieurs Conseils/BETEXS (34 998 785,50 HTG) pour les mêmes travaux, ainsi que des avances/décaissements irréguliers (dont 33 818 893 HTG au profit d’Agritrans, en partie prélevés sur un autre projet). L’ère de la banane était manifestement close.
Naturellement, le but de ce billet n’est pas de parler d’Agritrans mais du naufrage médiatique qui a accompagné l’émergence éclair puis l’effondrement tout aussi brutal de la compagnie. Cet épisode illustre comment des communiqués se transforment en articles, et comment l’enthousiasme pour la mise en scène finit par désarmer l’esprit critique. Dix ans après, si la démocratie haïtienne est à l’arrêt, c’est aussi parce que les médias ont allègrement confondu publicité et information, au détriment des citoyens.





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