Ce matin, un lecteur, avec qui j’ai échangé au début de la semaine sur certains discours de haine contre Haïti et les Haïtiens, m’a envoyé cet article publié dans Libération : « Port-au-Prince, ville la plus violente au monde en 2024 ». Ce classement, établi par le Conseil Citoyen pour la Sécurité Publique et la Justice Pénale AC (CCSPJP), dresse chaque année la liste des villes les plus violentes du monde qui, par le plus grand des hasards, semblent se trouver systématiquement en Amérique latine et dans les Caraïbes, avec l’Afrique du Sud en degi.

Ayant du mal à laisser les coïncidences tranquilles, j’ai décidé de m’intéresser de plus près à cette « organisation de la société civile mexicaine, fondée en 2002 par diverses entités, notamment des organisations entrepreneuriales, académiques, universitaires et syndicales », dont l’objectif déclaré est de collaborer avec les autorités pour réduire la violence et promouvoir la paix publique.

Le site Internet, qui n’est accesible que via un miroir, n’en dit pas plus. L’organisation est principalement connue depuis 2009 pour son classement des villes les plus violentes du monde, mais au-delà de cette publication annuelle, elle ne fournit aucune information détaillée sur son fonctionnement, ses sources de financement ou sa méthodologie. Pour toute question supplémentaire, elle nous laisse un contact via un mail Gmail : joseanortega2014@gmail.com.

Alors, je vous entends déjà me dire : n’est-il pas étrange qu’un organisme aussi cité par les journalistes n’ait qu’un site hébergé sur un miroir, une adresse Gmail et aucune transparence sur sa méthodologie ? Précisément.

Leur site officiel redirige vers un sous-domaine de GeoEnlace.net, une entreprise technologique qui a sans doute construit le site. Une organisation sérieuse spécialisée dans l’analyse criminologique devrait avoir son propre site web, son propre hébergement et un domaine institutionnel distinct, ce qui n’est pas le cas ici. Autre détail frappant : l’adresse Gmail, qui donne à cette organisation un air d’amateurisme que l’on ne retrouve pas chez les institutions reconnues dans le domaine de la sécurité publique.

Malgré cela, ses rapports sont massivement relayés par la presse internationale, sans qu’aucun journaliste ne prenne la peine de s’interroger sur l’absence totale de méthodologie publiée, l’absence de validation scientifique et l’absence de transparence sur les sources utilisées. Contrairement à des organismes comme Transparency International ou le World Justice Project, qui expliquent en détail leur collecte de données et leur processus d’analyse, le CCSPJP se contente de publier un classement brut, sans justification.

Une autre question s’impose : qui finance cette organisation ? Elle se présente comme une entité de la société civile indépendante, mais elle ne divulgue aucune source de financement. Aucun indice de subventions publiques, aucun mécène affiché, aucun partenariat institutionnel connu. Qui finance ces classements et dans quel but ?

On pourrait être tenté de suspecter le CCSPJP d’avoir un agenda politique précis. Les classements qu’il publie renforcent systématiquement un récit médiatique favorable à la militarisation des politiques de sécurité en Amérique latine. Les villes qu’il désigne comme les plus violentes se situent toujours dans les mêmes pays : Mexique, Venezuela, Brésil et désormais Haïti, alors même que des villes en guerre, où la violence atteint des niveaux extrêmes, ne figurent jamais dans ces classements.

Le fondateur du CCSPJP, José Antonio Ortega Sánchez, n’est pas un inconnu au Mexique. Avocat conservateur, proche des cercles sécuritaires, il défend depuis des années une approche de la criminalité centrée sur le renforcement des forces armées et des politiques répressives. Alors, cela pourrait ne rien signifier. Nous ne trafiquons point dans l’ad hominem. Mais étant donné que son nom est aussi celui de l’adresse Gmail de contact, que nous ne savons rien de la méthodologie du CCSPJP, et que leurs chiffres ne sont jamais corroborés par des institutions internationales, un certain recul critique s’impose.

Malgré toutes ces incohérences, le classement du CCSPJP est repris chaque année par les médias internationaux, sans remise en question. Il faut dire que les chiffres sensationnalistes font vendre et que peu d’alternatives existent en matière de classement mondial de la violence urbaine. Ces classements alimentent aussi un discours politique qui arrange certains acteurs : les partisans des politiques sécuritaires musclées, les promoteurs de l’intervention étrangère et même certains gouvernements qui y voient une justification pour renforcer la répression ou délégitimer des rivaux politiques.

De là à déclarer Port-au-Prince la ville la plus violente du monde en 2024 ?

La situation est indéniablement grave. La violence des gangs à Port-au-Prince a atteint un niveau alarmant. D’après un rapport du BINUH, entre le 6 et le 11 décembre 2024, plus de 207 personnes ont été exécutées par le gang de Wharf Jérémie. En novembre, une semaine particulièrement meurtrière a entraîné la mort de 150 personnes et le déplacement de 20 000 habitants dans la capitale. Ces violences ont profondément transformé le quotidien des Port-au-Princiens, pris au piège dans une spirale d’insécurité qui semble hors de contrôle.

Mais si l’on veut comparer avec d’autres villes, il faut des chiffres fiables et contextualisés. Les Nations Unies estiment qu’en 2024, plus de 5 600 personnes ont été tuées en Haïti en raison des violences des gangs. Ce chiffre est alarmant, mais il concerne tout le pays, pas seulement Port-au-Prince. Il parait donc curieux de l’utiliser pour affirmer que Port-au-Prince est la ville la plus violente du monde, surtout sans avoir des chiffres précis sur son taux d’homicide pour 100 000 habitants.

Le CCSPJP, dans sa note méthodologique en 3 points, précise qu’il ne prend pas en compte les zones de conflit actif. C’est une façon d’exclure d’emblée des villes comme Damas, Khartoum ou Gaza, où les violences de guerre font exploser le nombre de victimes. Mais cela ne règle pas la question fondamentale : à partir de quel moment une ville cesse-t-elle d’être simplement confrontée à une criminalité élevée pour basculer dans une insécurité systémique ?

Port-au-Prince traverse une crise sécuritaire d’une ampleur inédite, où la violence ne se limite plus aux affrontements entre gangs, mais s’étend à la population civile, aux infrastructures essentielles et à la vie quotidienne. Les gangs armés ne sont pas juste des réseaux criminels classiques, ils exercent un contrôle territorial sur plusieurs quartiers, limitent la circulation des habitants et défient l’autorité de l’État. Cela dépasse largement le cadre de la criminalité urbaine ordinaire telle qu’on l’observe ailleurs en Amérique latine.

Ces cas montrent qu’il existe des zones de criminalité intense ailleurs, mais aussi que les définitions utilisées pour classer les villes ne sont pas toujours rigoureuses. Même si, à en croire ce thread de voyageurs sur Reddit, la situation à Colima n’est pas exactement ce qu’en disent les classements. Certains témoignages nuancent le tableau en expliquant que la violence y est très ciblée et ne touche pas nécessairement les habitants ou visiteurs lambda.

Ce décalage entre les classements chocs et la réalité perçue par les habitants nous rappelle que les chiffres bruts ne suffisent pas à comprendre la complexité de la violence dans une ville. Si même Colima, classée en deuxième position derrière Port-au-Prince cette année et en première l’année précédente, fait l’objet de débats sur l’interprétation de ses chiffres, alors pourquoi le classement du CCSPJP devrait-il être accepté sans le même examen critique ?

Il semble donc difficile ici de retenir la piste d’une simple erreur statistique. Un tel classement participe d’un discours médiatique et politique où l’exagération sert des intérêts bien précis. En relayant ces chiffres sans les remettre en question, les médias comme Libération en France ou El País au Mexique contribuent à alimenter une perception exagérée de la violence en Haïti, une perception qui sert souvent à justifier des politiques sécuritaires répressives, des interventions étrangères, et des mesures d’exception qui échappent à tout contrôle démocratique.

Cette construction de Port-au-Prince comme « ville la plus violente du monde » sert également d’argument aux partisans d’une intervention militaire internationale, aux lobbies de la sécurité privée qui profitent des crises pour vendre leurs solutions, et à certains acteurs politiques haïtiens qui y voient un prétexte pour justifier des restrictions de libertés ou la prolongation d’un état d’urgence.

Port-au-Prince fait face à des défis sécuritaires majeurs, mais la déclarer « ville la plus violente du monde » est une simplification dangereuse, qui non seulement déforme la réalité, mais alimente aussi des discours de haine et de stigmatisation à l’encontre d’Haïti et des Haïtiens. Elle légitime des narratifs qui favorisent la peur, l’exclusion et la militarisation, plutôt que des solutions réelles aux problèmes de violence.

Face à cela, il est essentiel d’adopter une approche critique et de refuser la diffusion non questionnée de chiffres douteux. L’urgence n’est pas d’accepter passivement ces récits fabriqués, mais de les déconstruire, de les refuser, et surtout, de refuser de les laisser structurer nos propres discours sur Haïti.


PS: Pour celleux qui seraient intéressés à le consulter, le rapport du CCSPJP, qui ne fait que deux pages et dont la méthodologie tient en trois points, est disponible ci-dessous :

Une réponse à « Port-au-Prince, « ville la plus violente au monde » ? »

  1. […] rapatriés en Haïti l’année dernière que n’en sont partis), de l’insécurité (dans la ville accusée d’être la plus violente au monde) et même du taux de fécondité (2,77 en 2022) — vaguement introduit entre deux statistiques sur […]

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