Nous sommes laids mais sommes-nous là ?

Aujourd’hui, le plus ancien quotidien d’Haïti nous apprend que notre Président-chanteur, populiste d’obédience duvaliérienne, vient de remobiliser officiellement l’armée. Dans un de ces décrets en catimini dont il a désormais le secret, le Président Joseph Michel Martelly, s’évertue à laisser, comme s’en targuait son grand et défunt ami Jean-Claude, des cigarettes allumées aux deux bouts à son successeur. Parachutes dorées, communes contestées, militaires dé-démobilisés… rien n’est trop laid pour celui qui succédera à Monsieur Martelly, le 7 février prochain. Son Excellence ne regarde pas à la décence. Quelque soit celui sur lequel se portera le choix de nos meilleurs, il sera bien gâté.

À la fin de l’année 2010, alors que je venais de rentrer au pays, un grand industriel farouchement opposé à l’arrivée de Monsieur Martelly au pouvoir – un sentiment que je partageais en tout point d’ailleurs – m’avait proposé d’écrire, pour le Nouvelliste, un article sur les dangers du populisme de droite, comme pour annoncer à la population haïtienne les laideurs prochaines de ce déferlement rose. Patricia, avait-il toutefois pris le soin de préciser, il faudra t’assurer d’écrire dans un langage que les gens comprendront et ne pas faire dans l’académique à la Sciences Po. Je lui ai promis d’y réfléchir, mais n’étant pas certaine de pouvoir me débarrasser de cette tare originelle, je déclinai l’offre.

J’aurais aimé pouvoir dire que je regrette de ne pas avoir écrit cet article. Que je regrette ne pas avoir mis en garde la population haïtienne contre ce qui se tramait contre elle. Que je regrette de n’avoir pas saisi cette occasion de monter au créneau et dénoncer cette cabale rose anti-intellectuelle, anti-parlementaire et antidémocratique pour ce qu’elle était. J’aurais aimé. Mais à quoi bon ?

Le peuple, dont on a proclamé la rose victoire – arrachée par des mercenaires armés de machettes; une mode qui, malheureusement, revient en ces temps troubles – savait. Du reste, il ne lit pas Le Nouvelliste. Il lit l’Histoire. Il lit son expérience. Et ça lui suffit. Il est resté chez lui. Il a laissé faire les guignols. Il les a vus à la mi-journée former un groupe de douze pour dénoncer des fraudes massives avant que celui-ci ne se dissolve, quelques heures plus tard, quand nos meilleurs s’en sont mêlés, à coups de fausses vraies promesses et de vraies fausses assurances.

Aujourd’hui, ce même peuple, dont on a récemment vanté l’exploit, a vu se former un groupe de huit, incapable, il semblerait, de voir plus loin que les ambitions de chacun de ses membres. Aujourd’hui, c’est celui-là même contre lequel s’était formé le groupe de 12 qui semble s’être empêtré de son propre chef dans un panier de crabes dont il ne sait trop comment s’extirper. Aujourd’hui, comme il est de coutume, plutôt que de faire front commun, nos politiques, laideurs de ce que nous sommes forcés d’appeler l’opposition – encore qu’il faudrait savoir à quoi – sont là à espérer que l’un d’entre eux décide de garder ses convictions pour abandonner les leurs au plus vite et profiter de la chance de se faire banane.

Le peuple haïtien, lui, il est là. De temps à autre, il prend sa petite chaise basse, s’assoit et observe. En ces temps de vaches maigres, le théâtre politique, même peuplé exclusivement par des guignols et des pitres, c’est une distraction comme une autre de la misère crasse et abjecte qui est notre lot quotidien. Mais, plus souvent qu’autrement, nous les ignorons. Nous avons déjà assez à faire d’essayer de vivre dans le troisième pays – devant l’Afghanistan et la République centrafricaine – où il fait le moins bon vivre. Nous n’avons pas le temps pour leurs bêtises. Mais ce mépris, ils ne supportent pas. Ils font de leur mieux pour se rappeler à notre souvenir, s’essayent à nous faire peur. Alors, scellés par notre Dessalines, nous sortons rappeler à qui de droit qu’il ne faut pas ranser avec notre figure… puis rentrons chez nous, fatigués et las,  de leurs laideurs, de notre laideur, et ne demandant qu’à être là.

Mais peut-être est-il temps d’être effectivement là ? Au-delà des slogans faciles et des récits photogéniques, être là en Haïti, signifie aussi être là pour Haïti. C’est la seule façon de contrecarrer le démagogisme ambiant, ce racolage constant d’un peuple forcé de se prostituer et à qui l’on demande de se réjouir de l’humiliation qu’il subit. Être là pour Haïti, c’est ne plus accepter d’ignorer ces laideurs mais les combattre activement, en nous, et autour de nous. Être là pour Haïti, c’est (re)devenir haïtiens. Èske ou la?

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