Il y a 11 ans, le 28 septembre 2013, deux ans après le début de la guerre de Syrie, l’analyste Robin Wright du New York Times proposait une nouvelle carte du Moyen-Orient où 5 pays pourraient en devenir 14. À l’époque, la zone MENA (Middle East, North Africa) était déjà sous l’emprise de théories du complot autour du « chaos constructif » promu par l’administration Bush porté par la Secrétaire d’État d’alors, Condoleezza Rice. Mme Rice, qu’un de mes anciens professeurs musulman vodouïsant ésotérique comparait souvent à Erzulie Dantor, a toujours été particulièrement généreuse en nouveaux concepts de relations internationales, dont la « guerre préventive » qui rendait chèvre un autre de mes professeurs rêvant de « revanche des humiliés ». Cette analyse publiée dans le New York Times avait ravivé autant les craintes d’un Grand Israël, lebensraum du peuple juif, que celles de la balkanisation de la région par des États-Unis assoiffés de pétrole et ayant décidé que de nouveaux États réformés autour de lignes ethniques seraient plus faciles à manipuler.
C’est la Syrie qui, selon Mme Wright, devait servir d’élément déclencheur. Elle se scinderait en trois autour de lignes ethniques et séculières : les Alaouites, le Centre sunnite et le Kurdistan syrien. À partir de là, le chaos s’étendrait à l’Irak via les Kurdes du Nord. La Libye, actuellement en état de chaos, était prévue pour se diviser en deux, possiblement trois États : la Tripolitaine et la Cyrénaïque historiques et, éventuellement, un État Fezzan au Sud-Ouest. Le Yémen, également en proie au chaos, pourrait voir sa partie méridionale rejoindre l’Arabie Saoudite, qui y finance la guerre civile depuis une décennie. Et ainsi de suite, le chaos reconstruirait un Moyen-Orient nouveau.
Depuis qu’hier le régime sanguinaire de Bachar Al-Assad est tombé, courtoisie d’un terroriste de carrière de l’État islamique, cette carte s’est rappelée à mon souvenir, et avec elle les débats qu’elle avait suscités à l’époque. Étant donné les belligérants, la suite est incertaine, et l’option fragmentation semble très plausible. Avec le chaos actuel au Liban, en Libye, au Yémen, sans parler de la situation à Gaza, la fragmentation en série n’est pas à écarter. Mais pour donner quoi ? Il faudra voir.
Dans son séminal Le Grand Échiquier : l’Amérique et le reste du monde, le feu stratège de l’Empire, Zbigniew Brzezinski, parlait du Moyen-Orient comme d’un « percolateur géopolitique » dont les crises perpétuelles servaient les intérêts américains. Selon lui, maintenir la région dans un état d’instabilité contrôlée permettait aux États-Unis de conserver une influence indirecte, à la fois pour limiter l’émergence de puissances régionales capables de contester leur hégémonie et pour assurer la sécurité de leurs intérêts stratégiques, notamment en matière énergétique.
Brzezinski soulignait que ce chaos orchestré ou instrumentalisé n’était pas forcément le produit d’une conspiration explicite, mais plutôt d’un alignement d’intérêts où le désordre servait souvent mieux que l’ordre. Une région divisée en petits États, concentrés sur leurs propres luttes internes ou interethniques, serait plus facile à contrôler à travers des alliances fluctuantes et des interventions limitées.
C’est ce cynisme impérial, cette logique de fragmentation fonctionnelle, qui se retrouve dans la carte proposée par Robin Wright. Il est toutefois un danger inhérent à cette stratégie. Les États post-fragmentation sont faibles, vulnérables aux ingérences étrangères et propices à devenir des terrains fertiles pour l’extrémisme, comme nous l’avons vu avec l’émergence de l’État Islamique (Daesh), qui, même dans sa défaite, a ouvert la porte à la reprise de l’Afghanistan par les Talibans et à la chute de la Syrie d’Assad par un des membres du Daesh.
Si l’effondrement du régime Assad ouvre la voie à une fragmentation de la Syrie, le scénario pourrait se répéter ailleurs dans la région. La question en devient classique : cui bono ? À qui profite le chaos ? Planifié ou non, il semble s’apparenter à une expérience de savants fous d’où émergeront des nations artificielles, créations monstrueuses échappant à tout contrôle. Le Liban, déjà en crise économique et sociale profonde, pourrait éclater le long de ses lignes confessionnelles. En Libye, l’État-nation a cédé la place à une mosaïque de milices, de factions tribales et de gouvernements rivaux.
Pour Brzezinski, et d’autres analystes de sa stature, les gagnants du chaos ne sont pas nécessairement les peuples de la région, mais plutôt les puissances extérieures qui sauront exploiter les brèches pour servir leurs propres intérêts géopolitiques. Pourtant, la fragmentation en série, si elle se réalise, pourrait bien produire des résultats imprévus, y compris pour les architectes de ce « chaos constructif », Prométhées d’un autre type, jouant avec des forces qu’ils ne maîtrisent pas, entre bilan contrasté des accords d’Abraham et lancement en fanfare de la « Route du développement » irakienne. Le Moyen-Orient, transformé en un laboratoire à ciel ouvert, pourrait alors répliquer aux États-Unis ce que le monstre répliqua à son créateur : la destruction en retour.





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