Cela faisait longtemps que je n’avais pas eu l’occasion de m’essayer à un cas pratique. Pas depuis mes cours de droit à la fac. Mais l’occasion est trop belle pour ne pas en profiter. Depuis le magnicide de Jovenel Moise, les juristes de la République avaient curieusement déserté le terrain des grandes déclarations légales. Le règne triannuel d’Ariel Henry s’est déroulé dans un silence que âmes tatillonnes pourraient qualifier de complice, et celui du CPT-PM semblait bien parti pour bénéficier de la même clémence. Alors, de les voir réapparaître pour tâcher de donner « le mot du droit » – qui, nous l’avons vu, n’existe pas – a quelque chose de jouissif et de délicieusement ironique, voire de savoureux, surtout lorsque celui qui s’exprime est membre du cabinet même du Premier ministre qu’il défend en plaidant pour son droit à rester en poste.
Cas Pratique : La destitution du Premier Ministre Garry Conille par le Conseil Présidentiel de Transition (CPT)
Contexte
Le 9 novembre 2024, le Conseil Présidentiel de Transition (CPT) aurait décidé de mettre fin aux fonctions du Premier Ministre Garry Conille. Cette décision a été critiquée par le juriste Bernard Gousse, qui soulève deux principaux points d’illégalité :
- L’illégalité procédurale : En raison de la participation de membres du CPT en situation de conflit d’intérêts ou disqualifiés pour accusations de corruption.
- L’illégalité de fond : Selon laquelle le CPT n’a pas le pouvoir de destituer le Premier Ministre, car il ne peut agir au-delà des pouvoirs constitutionnels d’un Président élu.
Problématique
La décision du CPT de révoquer le Premier Ministre peut-elle être considérée comme illégale sur les plans procédural et de fond ?
Analyse de l’illégalité procédurale selon Bernard Gousse
Argument de Gousse : Bernard Gousse soutient que la décision de destitution est entachée d’irrégularités procédurales en raison :
- de la présence de membres du CPT en situation de conflit d’intérêts, ces derniers étant sous enquête pour corruption ;
- de la non-disqualification de ces membres selon l’article 2 du décret créant le CPT, qui stipule qu’un membre ne peut siéger s’il fait l’objet d’une accusation ou d’une poursuite pénale.
Critique juridique :
- Interprétation du terme « actuellement » : L’article 2 du décret mentionne que nul ne peut faire partie du CPT s’il « fait actuellement l’objet d’une accusation ou d’une poursuite pénale ». En l’absence de précisions, ce terme peut être interprété comme limité au moment de la nomination, non comme une condition continue, rendant caduque la disqualification pour des accusations postérieures.
- Conflit d’intérêts vs. Illégalité procédurale : La critique fondée sur le conflit d’intérêts concerne davantage l’éthique et la transparence que la légalité procédurale. Aucun texte n’interdit explicitement à un membre en conflit d’intérêts de siéger dans une délibération, et cette notion ne peut invalider formellement la décision du CPT.
- Absence d’un mécanisme de réévaluation continue : Puisque le décret ne prévoit pas de réévaluation de l’intégrité des membres en cours de mandat, invoquer l’article 2 pour disqualifier des membres après leur nomination semble juridiquement fragile.
- Exemple comparable : La crise de 1991 en Haïti : En 1991, la nomination de Marc Bazin comme Premier Ministre après le coup d’État contre Jean-Bertrand Aristide, sans Parlement pour légitimer ce choix, illustre les difficultés de fonctionnement des gouvernements de transition. Les contestations de légitimité avaient plongé le pays dans l’instabilité et révélé la nécessité d’un cadre procédural plus clair pour limiter les conflits internes au gouvernement transitoire.
Conclusion partielle : L’argument d’illégalité procédurale est affaibli par l’absence de cadre clair pour la disqualification continue des membres et par la nature éthique plutôt que procédurale des conflits d’intérêts invoqués.
Analyse de l’illégalité de fond selon Bernard Gousse
Argument de Gousse : Le juriste affirme que le CPT, en agissant au-delà des pouvoirs constitutionnels d’un Président élu, commet un excès de pouvoir en cherchant à destituer le Premier Ministre.
Critique juridique :
- Contexte extra-constitutionnel de la transition : Le CPT opère en dehors des cadres constitutionnels traditionnels, en raison de l’absence de Parlement et d’un Président élu. La référence aux pouvoirs d’un Président régulier, limitée par la Constitution, n’est donc pas applicable à un organe transitoire qui n’a pas de fondement constitutionnel clair.
- Absence de fondement légal pour le CPT lui-même : La Constitution exige la participation du Parlement dans la nomination et le contrôle du Premier Ministre, conférant à cette institution une légitimité qui manque au CPT, créé sans Parlement et en rupture avec le cadre constitutionnel. Toute tentative de limiter les pouvoirs du CPT en invoquant la Constitution est donc paradoxale, puisque le CPT lui-même n’est pas conforme à cette dernière. Bernard Gousse fait par ailleurs référence à l’Organe de Contrôle de la Gestion Gouvernementale (OCAG), prévu par l’Accord du 3 avril pour surveiller et retirer la confiance au gouvernement. Cependant, cet accord n’ayant jamais été publié dans Le Moniteur, la référence à l’OCAG n’a aucune valeur juridique.
- Incohérence dans la logique de limitation des pouvoirs : Puisque le CPT est un organe ad hoc né de décrets et non de dispositions constitutionnelles, il est incohérent de restreindre son pouvoir à celui d’un Président élu, surtout dans un régime qui fonctionne en rupture avec la Constitution. Cette approche est donc juridiquement insoutenable.
- Précédent haïtien : La non-disqualification d’un membre en raison de poursuites après nomination : En 2016, lors des accusations de corruption contre plusieurs membres du Parlement, la non-disqualification a été justifiée par l’absence d’une condition de réévaluation continue. Cela souligne qu’en Haïti, l’interprétation juridique tend à ne pas disqualifier rétroactivement, à moins d’une condamnation définitive, renforçant la fragilité de l’argumentation procédurale de Gousse.
Conclusion partielle : L’argument selon lequel le CPT ne peut exercer davantage de pouvoirs qu’un Président élu repose sur une logique paradoxale et n’a pas de fondement juridique solide, car le CPT lui-même opère hors de la légalité constitutionnelle.
Conclusion Générale
La critique de Bernard Gousse, bien qu’elle vise à souligner des irrégularités procédurales et de fond dans la décision du CPT, s’effondre face à plusieurs contradictions :
- Interprétation restrictive de la Constitution : Restreindre les pouvoirs du CPT en les limitant à ceux d’un Président élu est incohérent, dans la mesure où le CPT fonctionne déjà en rupture avec la légitimité constitutionnelle.
- Absence de base légale formelle pour la transition : L’Accord du 3 avril, jamais publié dans Le Moniteur, n’a aucune valeur juridique contraignante. Les institutions qu’il proposait sont donc inexistantes au regard du droit haïtien.
En somme, l’argumentation de Gousse repose sur des éléments davantage éthiques et laisse transparaître les contradictions d’un régime transitoire extra-constitutionnel dont les déboires actuels sont tout sauf inattendus.
Le but de ce billet, vous l’aurez compris, n’est pas vraiment d’analyser l’argumentaire du gouvernement contre sa propre destitution. Puisqu’ils s’entêtent à vouloir nous entraîner dans leurs vaudevilles ubuesques pour éviter un coup d’État dans les règles, j’essaie de rester aussi méprisante que possible face à leurs prises de tête. Si je réagis cette fois, c’est avant tout en raison des conséquences de leurs agissements pour l’état de droit en Haïti, et des implications futures d’un régime inconstitutionnel s’engageant dans des débats stériles sur sa légitimité, alors que les gangs contrôlent de plus en plus de territoires et que les élections semblent négligées.
Ce sont en effet ces conséquences à long terme qui m’inquiètent : au-delà de cet acte de révocation, c’est tout l’édifice institutionnel du pays qui se voit fragilisé. En prenant de telles initiatives, le CPT ouvre la porte à plusieurs dérives graves pour l’avenir de la gouvernance en Haïti :
- Affaiblissement de la Constitution et des institutions : En initiant un acte de destitution sans fondement constitutionnel, le CPT compromet l’intégrité des institutions haïtiennes. L’instauration de tels excès de pouvoir pourrait établir un précédent dangereux, ouvrant la voie à des abus similaires dans de futures périodes de transition.
- Défiance accrue envers les institutions : La population haïtienne, déjà en proie à une méfiance généralisée envers les institutions étatiques, risque de percevoir ces actions comme de nouveaux signes d’instabilité. En l’absence d’un cadre institutionnel respecté, la confiance envers l’État et ses structures légales pourrait encore se détériorer, exacerbant la crise de légitimité en Haïti.
- Risque de désinstitutionnalisation de la gouvernance : Si chaque crise politique donne lieu à des structures exceptionnelles contournant la Constitution, la pratique de la gouvernance par des organes ad hoc pourrait s’institutionnaliser. Ce phénomène affaiblit les principes de continuité et de légitimité étatique, transformant des mécanismes temporaires en solutions durables et nuisant au rétablissement d’un État de droit stable.
En somme, cette décision, serait-elle maintenue, loin dêtre un acte isolé de la part du CPT s’inscrirait en réalité dans une dynamique de fragilisation progressive de l’État de droit en Haïti. Au lieu de renforcer les institutions et d’établir une gouvernance légitime, ces initiatives successives plongent le pays dans une instabilité institutionnelle durable. Si rien ne vient redresser cette trajectoire, c’est tout le socle juridique et démocratique de la nation qui risque de s’effriter, au détriment de l’avenir stable pour Haïti dont nous rêvons.





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