Google Maps est formel. L’Égypte est à 6 jours de marche d’Israël. En marchant seulement 6 heures (30 km) par jour pour ménager ses pieds, l’aventure ne prendrait pas plus de trois semaines. Alors, quarante ans, vous pensez ? Que pouvait bien faire Moïse dans le désert pendant tout ce temps ? Certes, Moïse n’avait pas Google Maps, mais nous savons que deux Joseph, fils de Jacob (Genèse 42) et époux de Marie (Matthieu 2: 13-15) se sont, à des millénaires de distance, rendus en Égypte, et en peu de temps. Logiquement, un voyage quadragénaire ne tient pas.

Le texte biblique ne le précise pas mais se rendre dans le pays d’à côté pour s’acheter du blé ou se cacher du roi est affaire de jours, de semaines, mais certainement pas de décennies. La durée du voyage de Moïse et du peuple d’Israël paraît alors absurde. Heureusement, sur ce blogue, nous trafiquons dans l’absurde. Définitivement parce que l’absurde, nous l’avons vu, sous-tend la condition humaine.

Le désert est un lieu aride, inhospitalier, voire carrément hostile. Il isole et confronte à la condition humaine de l’attente et de la recherche de significations plus profondes dans des environnements qui nous les refusent. Le désert c’est l’attente, la monotonie, l’obsession d’une arrivée qui peut ne jamais arriver. C’est la confrontation avec l’inconnu. Une métaphore de l’incertitude de la recherche de l’insaisissable. Une sorte de limbe, où le temps est suspendu, le destin capricieux, la fin incertaine.

Dans Le désert des Tartares (1940), Dino Buzatti campe l’histoire du militaire Giovanni Drogo qui attend trente ans une menace invisible. Pendant toute sa carrière, de lieutenant à commandant, il vit dans l’anticipation d’une aventure toujours imminente mais ne se matérialisant pas. À la fin du livre, la guerre finit bien par arriver, mais notre protagoniste est trop vieux, trop faible, trop malade pour y participer.

Cette attente prolongée ne débouchant que sur la déception invite à une réflexion sur la vanité des ambitions de Drogo mais surtout sur la valeur de cette vie entière consacrée à anticiper une fin qui aura lieu sans lui, incitant à explorer la déception inhérente à toute attente et le contraste entre l’idéal rêvé et l’inévitable réalité. À la fin du roman, la guerre longuement attendue est aussi absurde que futile – comme toutes les guerres en fait ; la violence ne réussissant qu’à engendrer une spirale de violence incessante pour des conséquences aussi stupides que dévastatrices. À la fin de l’exode, la terre promise longtemps attendue est interdite à Moïse.

Il est une cruelle ironie à voir ces personnages dévoués à une cause exclus de l’événement pour lequel ils se sont longtemps préparés et ont longtemps attendu. La fortune est capricieuse, fourbe et souvent décevante. Dans une histoire comme dans l’autre, la vie se rappelle à nous, complexe et se moquant complètement de nos attentes. Dieu rit des plans des hommes.

La traversée du désert commence par celle de la Mer rouge (Exode 14), moment de délivrance et de renouveau – l’eau est généralement symbole de purification et de régénération – marquant le passage de l’oppression à la liberté. Dans sa forteresse isolée, Drogo vit également une transition, de la jeunesse à l’âge adulte, une transition où les rêves et idéaux s’effondrent face aux réalités de la vie et, en particulier, sa nature éphémère. Mais Drogo n’est pas que la proie innocente d’un destin cruel. Piégé par ses propres attentes et surtout par ses hésitations, le voilà pris dans un immobilisme néfaste à sa quête de gloire. Sa procrastination quant à la demande d’une mutation lui vaut de rester à la forteresse alors que celle-ci se vide progressivement de ses habitants ; un acte manqué qui souligne peut-être une peur inconsciente de passer à l’action et de confronter la réalité. On peut ici tenter un parallèle avec le peuple d’Israël qui, malgré les enseignements et les signes de Dieu, s’écarte du droit chemin, devient infidèle, érige un veau d’Or et prolonge conséquemment la durée de sa traversée.

L’expression « traversée du désert » est entrée dans le langage courant pour désigner un moment de la vie d’un individu, d’une entité, d’une institution, fait de défis, d’obstacles et de difficultés. Une période difficile à laquelle on survit grâce à la persévérance et la résilience face à l’adversité. C’est un temps de transition, un purgatoire, permettant de passer d’une situation à l’autre. En 40 ans dans le désert, Israël passe d’un peuple esclave à un peuple libre de disposer de lui-même – tant qu’il maintient son lien avec Dieu à qui Israël doit sa libération. Bien plus qu’un départ vers, l’Exode est une préparation à l’arrivée à la terre promise. Israël reçoit les lois divines, (re) construit, via le Tabernacle, son lien avec Yahvé, mais aussi, et c’est fondamental, fait en cours de route l’expérience des tentations et du détournement de Dieu. Par l’Exode, Israël traverse des changements profonds, spirituels et moraux, censés lui permettre d’exister dans la terre du miel et du lait.

Ces récits mettent en lumière la fragilité humaine face à l’incertitude et à l’attente, ainsi que les conséquences de choix hésitants ou déviants. La frustration de Moïse lorsqu’il frappe le rocher – se privant ainsi des fruits de son attente – procède de la difficulté de maintenir la foi et la discipline au milieu des défis constants, tout comme Drogo luttant avec sa propre quête qui semble constamment échapper à son emprise.

La symbolique du désert en est une de purification et de transformation par l’épreuve. Sa traversée est une quête de sens et une recherche de vérité. Son caractère isolé force la confrontation avec soi-même. L’attente inhérente à la situation éprouve la patience et met à nu la fragilité de l’existence.

Drogo passe la majeure partie de sa vie à attendre l’arrivée des Tartares, une attente qui devient presque obsessionnelle. Arrivé dans le désert avec le besoin d’accomplir quelque chose de grand, de devenir un héros lors de la guerre imminente, il se retrouve physiquement et émotionnellement isolé et forcé d’explorer des questions existentielles sur sa vie, son objectif et la nature de la réalité.

Cette auto-réflexion déclenche une prise de conscience existentielle, une conscience accrue du caractère illusoire de ses attentes et de la vanité de ses aspirations. Paralysé par la peur de l’échec, Drogo finit par se complaire dans l’incertitude de la vie et trouver confort dans l’attente par l’ambiguïté de ses objectifs. Écrasé par son environnement et en pleine incertitude sur le sens de la vie, il ne réussit pas à satisfaire son actualisation à la Maslow. Il meurt seul, dans une auberge, non loin du théâtre des combats qu’il aura attendus toute sa vie.

Le peuple d’Israël, toutefois, atteindra la terre promise. Contrairement à Drogo, il aura réussi sa transition. Un voyage de quelques jours transformé en un périple de quarante ans, le temps de préciser les objectifs, de vaincre la peur et de réussir dans la certitude qui est sien d’être le peuple élu de Dieu.

Peut-être est-ce là tout ce qui nous manque. Croire Haïti spéciale et agir en conséquence.


PS: Je continue de recevoir vos suggestions anonymes ici : https://ngl.link/laloidemabouche.

NB: Vos invitations à lancer une église en ligne ou à rejoindre les élus du Christ me font bien sourire, mais je ne traiterai que les questions que vous pourriez avoir quant au récit biblique. Il y a toutefois certaines suggestions que je me dois d’ignorer. Cette série de billets est surtout un prétexte à une exploration d’œuvres de la littérature mondiale. Mon apathéisme m’interdit les grandes envolées pro ou antireligieuses. Je crains de ne jamais les trouver suffisamment intéressantes pour y consacrer un billet. Avec mes excuses.

6 réponses à « La traversée du désert »

  1. […] quelque chose au-delà de soi-même est commune à la condition humaine. Tous.tes nous cherchons à transcender les limites de notre propre réalité, que ce soit à travers la découverte personnelle comme le Petit Prince ou à travers la […]

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