Le ridicule ne tue pas

J’ai regardé LE DÉBAT hier soir. L’heure est grave ! Entre le médecin peu préparé, le Professeur suffisant qui, en croyant rabaisser les autres, se rabaisse lui-même, l’importateur hébété et le vendeur de borlette survolté, le Fremdscham atteignait au paroxysme. Jamais, je n’ai assisté à des performances aussi pathétiques – et j’ai reçu en oral des étudiants à qui donner zéro semblait presqu’une faveur. J’ai vécu profondément l’humiliation que s’infligeaient, en public, des candidats dont, il faut l’avouer, je n’attendais pas grand-chose mais qui sont quand même des concitoyens et pour lesquels je ressens, à l’insu de mon plein gré, une certaine empathie.

Les trois autres candidats n’étaient d’ailleurs pas en reste. Ils ont, eux aussi, participé avec gusto à ces multiples séances de prises de bec qui ont émaillé les échanges et n’ont rien fait pour élever un débat dont l’enjeu – on pourrait l’oublier à moins – est la magistrature suprême de la République. Un peu moins pathétiques – ce qui n’est pas beaucoup dire, étant donné l’alternative – mais non moins déprimants, ils ont eu le mérite de présenter les raisons de leur candidature avec une certaine cohérence. Cependant, comme les précédents, ils ont repris, peu ou prou, les mêmes thématiques : les riches ressources minières qu’Haïti cache depuis des siècles et que nous (re)découvrons heureusement en cette période électorale ; la production nationale à renforcer et à protéger d’urgence et, curieuse nouveauté de la saison, l’obsession chinoise.

Pour le coup, c’est le Professeur qui manie le mieux la massue : nous avons un sauveur tout désigné – en dehors, naturellement, de son auguste personne au prénom prédestiné – pour nous sortir du marasme actuel. La Chine communiste – continentale ne doit pas être suffisamment antagonique – viendra nous sauver des États-Unis. Cela posera, nous dit le bon professeur, des problèmes d’ordre géopolitique et nécessitera des négociations avec l’Oncle Sam mais, l’un dans l’autre, la Chine « première puissance économique mondiale » viendra investir ses millions en Haïti. 就这样吧 (Ainsi soit-il).

Les contrariants et les petits malins feront remarquer que la Doctrine Monroe n’a pas atteint près de deux siècles, konsa konsa, et que les différentes théories géopolitiques continuent de la considérer comme une donnée ; que l’Amérique – lire les États-Unis d’– est pour ainsi dire une île et que ce sont deux gros bras de mer, deux océans qui la séparent du reste du monde ; que l’être humain n’étant pas amphibie, il ne peut pas vivre sur l’eau et que les États-Unis détiennent la plus grande puissance maritime (seapower) au monde, même si la Chine essaie de réduire l’écart  … Les contrariants et les petits malins auraient tort et le Professeur se moquerait d’eux de la plus suffisante façon. À moins qu’ils ne le fassent avant le 7 février 2016 auquel cas ils bénéficieraient de l’amnistie générale offerte par le nouveau Professeur-Président qui, sitôt qu’il aura prêté serment, s’empressera de violer la Constitution qu’il vient de jurer de respecter en modifiant la durée des mandats des élus et en prenant d’autres mesures tout aussi anticonstitutionnelles, en prélude à l’élaboration de sa nouvelle Constitution. Tout un programme !

À côté du bouillonnant professeur, l’industriel paysan du secteur de la sous-traitance textile s’entortille et s’emmêle avec le budget de la République mais parait surtout très fatigué. Au point que je veux bien croire que sa femme lui reproche d’aimer son pays plus qu’elle. Depuis le temps qu’il le répète et qu’il nous fatigue avec cela, c’est peut-être le moment de lui dire qu’on le croit. Sinon, c’est nous qui finirons fatigués. Un autre sujet de fatigue est l’agro-industriel qui, grâce à la banane, a la banane – un contrat de 150 millions, banane ! – et qui n’en finit pas de tout réduire à la question bananière. Quelqu’un devrait peut-être lui expliquer que pour être une république bananière, nous ne sommes pas forcés de faire dans le stéréotype. Être une république bananière n’a jamais été un compliment et, monoculture oblige, nous risquerions de tomber banane. S’il est vrai que nous avons semblé accepter les innombrables bêtises du parti au pouvoir dont il est le poulain, il ne faudrait pas qu’il nous prenne pour des bananes. Notre naïveté a ses limites.

Un seul candidat, l’homme du salaire minimum, s’est détaché du lot – quoique de peu. Il n’a pas su se distancer des échanges indignes même de la cour de récré qui ont caractérisé Le Débat mais affichait une maitrise de ses dossiers nécessaire à tout débat utile dans l’espace public. Il est à déplorer que les autres n’aient pas suivi son exemple plutôt que de se couvrir, de la sorte, de ridicule. Malheureusement, le ridicule ne tue pas.

15 réflexions sur “Le ridicule ne tue pas

  1. J’adore cet article. J’ai regardé le debat dite présidentielle et je constate qu’on fonce ver le tas. Le seul qui semble être cohérent c’est le senateur Benoît. Souhaitons lui bonne chance car à mon avis c’est ke peu de chance que nous ayons.

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  2. Nous faisons semblant d’oublier que tout ca c’est pour la gallerie; en realite le candidat « chanceux » est deja choisi par l’ambassade americaine et le gouvernement et « l’opposition » vont jouer aux « Mon konpe j’approuve », comme ca a ete le cas quand la Manigat a ete ecartee au profit du Danseur du Ventre…

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  3. J’ai relu ce week-end La fête de l’insignifiance de Milan Kundera. Je regarde depuis lors avec encore plus de sérénité, à défaut de pouvoir en rire, cette farce qui n’est qu’une illustration supplémentaire de la tout à fait « supportable » légèreté de notre être collectif.

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    1. En effet, « nous avons compris depuis longtemps qu’il n’était plus possible de renverser ce monde, ni de le remodeler, ni d’arrêter sa malheureuse course en avant. Il n’y avait qu’une seule résistance possible: ne pas le prendre au sérieux.. » La bonne humeur nous sauvera… ou pas.

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