Voilà quelques mois que, sur le groupe chat et contre mon gré, je me retrouve de temps à autre en plein débat Bedjine-Rutshelle parce que, mettre face à face deux artistes féminines est toujours la chose à faire mais surtout parce que, peu au fait de la scène musicale haïtienne, c’est la seule controverse suffisamment notoire pour qu’elle nous parvienne.
Aujourd’hui, la grande nouvelle est que Bedjine et son compagnon de scène ont été récompensés de 4 trophées aux Music Video Africa Awards. Aux quoi, demandez-vous ? En effet. Tout comme certaine première dame, il n’y a pas si longtemps, nos deux artistes semblent s’être offert un prix international parce que … pourquoi pas.
Contrairement aux prix Nobel, je me garderai bien de discuter de la crédibilité de ces distinctions — si vous lisez l’anglais, le magazine en ligne HaitianBeats l’a déjà fait ici — parce que, en toute honnêteté, elles n’ont aucun intérêt. Elles me permettent toutefois de parler d’un vrai problème : celui d’une recherche constante de validation qui menace de détruire l’espèce.
Récemment j’expliquais à un ami — en déni de droitardisme — le désintérêt pour la célébrité de ceux et celles d’entre nous qui vivons « dans le monde des Bisounours ». Nous ne cherchons pas à être connus parce que, contrairement aux Erostates, nous ne ressentons pas le besoin d’imposer notre existence aux autres. Possiblement parce que nous vivons dans le vrai monde et sommes conscients du caractère très temporaire de notre passage dans celui-ci.
Il est un certain niveau de sociopathie dans la quête de l’immortalité, dans cette négation pathologique de sa finitude qu’Ernest Becker qualifie de déni de mort (1973). L’art, la gloire, la célébrité sont autant de mécanismes de défense contre une angoisse de la mort qui finit par tout empoisonner… jusqu’à perdre toute éthique. Or, jamais, dans l’histoire humaine, il n’a été aussi facile de nier sa mortalité. Avide de data, la Silicon Valley propulse, au nom du profit, une société où le besoin maladif de visibilité et d’auto-affirmation devient la norme.
Warhol était trop conservateur avec ses quinze minutes de célébrité. Sur les réseaux sociaux, l’être humain devient une picocélébrité qui doit se mettre en scène à chaque instant et faire de son existence une performance. En continu, 24 heures sur 24. Mais nous ne sommes pas une performance. Nous sommes de piètres sociopathes et nous en souffrons. Les troubles mentaux explosent. Le monde a beau être une scène, nous ne sommes pas faits pour une représentation permanente.
Ce nouveau malaise dans la civilisation procède des mêmes causes qu’identifiées par Freud (1930) : la négation de la limite humaine et, subséquemment, de la douleur qu’elle engendre. Et nul n’est plus affecté que l’artiste — ce névrosé en lutte contre la mortalité d’Otto Rank (1932) — désormais forcé de devenir influenceur et de prouver sans cesse à ses fans parasociaux qu’il mérite leur attention dans un monde où celle-ci s’évapore en quelques secondes.
Les « récompenses » du type MVAA exploitent cette mentalité qui met les petits artistes aux abois. Généralement en ligne, elles tirent parti de leur précarité et de leur besoin de reconnaissance, offrant des trophées qui ne valent rien. Mais les artistes ne sont pas seuls à tomber dans le panneau — ou, plus souvent, à jouer le jeu. Surtout en Haïti malinchiste, où tout ce qui vient de l’étranger passe pour prestigieux.
Malheureusement pour Bedjine, du fait de certains marqueurs sociaux, on lui refuse tout prestige. Sa récompense ne fera donc pas de vague. Ce qui rend le fait qu’elle l’ait cherchée encore plus triste.





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