Hier, le fameux Hôtel Oloffson a été avalé par les flammes, s’ajoutant à la longue liste d’édifices emportés par la violence des gangs. Avec lui disparaît un autre fragment d’un passé déjà moribond, un pan de plus de ce qui nous restait de beauté, de fantaisie, de mémoire. Avec lui se rappelle la réalité d’une violence qui entend durer, d’une ville qui se ronge elle-même, d’un peuple qui ne voit plus dans la pierre, le bois ou la mémoire qu’un encombrement inutile.
Pourtant, l’hôtel Oloffson, même avant de devenir l’hôtel Trianon des Comédiens de Graham Greene, est à lui seul tout un roman. Construit à la fin du XIXᵉ siècle pour la famille Sam — Tirésias Simon Sam, président (1896-1902), son fils Demosthènes qui bâtit le manoir, ou encore Vilbrun Guillaume, président déchiqueté par une foule en colère juste avant l’occupation américaine — l’hôtel a connu une vie foisonnante, de résidence présidentielle à hôpital militaire pendant l’occupation, avant de devenir un hôtel sous le commandement d’un capitaine suédois, Werner Gustav Oloffson, qui lui donna son nom.
Puis, il devient un hôtel bohème et fantasque pour artistes en errance, sous l’objectif d’un photographe français, Roger Coster, et de sa femme haïtienne, Laura. Il se transforme ensuite en hôtel mythique sous la production très hollywoodienne d’un New-Yorkais, Al Seitz, qui y accueillera de grandes célébrités anglo-saxonnes.
Sous Duvalier, il se mue en hôtel refuge, accueillant journalistes, étrangers, travailleurs humanitaires — une enclave fragile dans un pays en fièvre. Puis enfin, il renaît en hôtel de résistance et de traditions vivantes, avec Richard A. Morse, sa femme Lunise et leur groupe de musique racine, RAM, dont la chanson Ibo Lele finira en bande-son du très hollywoodien Philadelphia.
C’est ce lieu riche en vie que les flammes de Ti Lapli ont éteint hier. C’est ce lieu liant grandeur présidentielle, bohème littéraire, strass hollywoodien et résistance poétique qui, hier, a été rayé, effacé, réduit en cendres. Cette destruction s’inscrit dans une tendance plus large : un désintérêt profond pour le patrimoine, par une population qui ne s’y retrouve guère, sans doute parce que, en dehors d’un petit groupe, il s’agit d’artefacts d’une « élite » avec qui elle ne trouve aucun point commun.
Le patrimoine haïtien est dans un état de déliquescence accrue. Rien n’est préservé : ni les palais aux centaines de fenêtres, ni les résidences des pères fondateurs et autres présidents de la République, ni même ces maisons en dentelle de bois des grandes familles qui ne sont plus, non pas parce qu’elles n’ont pas eu descendance, mais parce qu’ici, il n’y a plus rien de grand.
Haïti n’est plus qu’un espace de transition, un corridor vers l’ailleurs — vers l’autre bord de l’eau ou le pays sans chapeau — où le béton armé, affreux, brutal, rase, détruit, anéantit toute trace de douceur, de tendresse, de joie de vivre. Un espace sans repères, sans attaches, sans illusions. Un espace où, comme une conclusion fatale, l’argent est désormais notre seule valeur. Et, pauvre de notre état, n’en ayant guère beaucoup, plus rien n’a de valeur : ni le trône de Dessalines, ni le sabre de Pétion, ni la couronne impériale, ni la cloche de l’Indépendance, ni les drapeaux de 1803, ni les bustes, ni les portraits, ni les uniformes, ni les fragments de la Citadelle, ni les armes, ni les épées, ni ces morceaux de nous-mêmes qui dorment encore au MUPANAH.
Voilà pourquoi, pour les générations futures, pour qu’il leur reste au moins la possibilité de savoir qu’ici, un jour, des hommes et des femmes ont rêvé, aimé, lutté, il faut sauver ce qui peut l’être encore. Déplacer ce qui se trouve au MUPANAH avant que les maîtres du bas de la ville, aux noms de guerre absurdes, ne poussent l’absurdité jusqu’à nous priver des dernières traces précieuses de notre histoire commune.
Pour éviter qu’après, il ne reste plus rien. Rien qu’un vaste silence, un champ de béton et d’oubli. Rien qu’un espace nu, prêt à être traversé pour fuir.
Et, avec, la fin d’un peuple qui, il y a un peu plus de deux siècles, fit de la dignité humaine une cause universelle.





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