Au 1er mars 2024, la population carcérale en Haïti s’élevait à 11 778 détenus, dont 84 % en détention préventive, enfermés sans procès, parfois depuis des années. Entassés dans des cellules surpeuplées, sans accès aux soins, à une défense légale ou à un jugement, ces détenus incarnaient à eux seuls l’effondrement silencieux de l’appareil judiciaire haïtien.
Un an plus tard, ce paysage carcéral a radicalement changé. Non pas grâce à une réforme de la justice, ni par souci des droits humains, mais sous l’effet de la violence brute des gangs. En douze mois, la coalition Viv Ansanm a orchestré quatre évasions spectaculaires, « libérant » près de 5 280 détenus — soit environ 45 % de la population carcérale de départ.
Le 3 mars 2024, l’assaut coordonné contre le Pénitencier national et la prison de Croix-des-Bouquets a vidé ces deux établissements, permettant à près de 4 700 détenus de s’évader. Le 16 août, une nouvelle attaque a frappé la prison de Saint-Marc, facilitant l’évasion de plusieurs dizaines de prisonniers. Le 31 mars 2025, les gangs ont pris le contrôle de la prison de Mirebalais, d’où plus de 530 détenus se sont échappés. En un an, la population carcérale est ainsi tombée à environ 7 500 détenus, sans réforme judiciaire, sans procès, sans réparations. Par la terreur.
Depuis plus de quinze ans, les Nations Unies, Amnesty International et les organisations des droits humains dénonçaient la détention préventive prolongée en Haïti comme une violation systémique des droits fondamentaux. En un an, ce scandale a été balayé non par un sursaut d’État de droit, mais par les armes. Les gangs ont « résolu » un problème judiciaire majeur à coups de balles, consacrant ainsi l’échec absolu de l’appareil judiciaire haïtien.
Certes, il s’agit là d’une « solution » qui n’a fait qu’aggraver le chaos. Les données disponibles dans les rapports du BINUH montrent qu’après les évasions, les violences n’ont pas diminué, elles ont explosé. Après l’évasion de mars 2024, les attaques contre les commissariats, les tribunaux et les quartiers entiers ont doublé à Port-au-Prince. Les détenus évadés ont grossi les rangs des gangs, soit parce qu’ils en faisaient déjà partie, soit parce qu’ils n’avaient plus aucune attache avec l’État ni perspective judiciaire. Le problème judiciaire a été « réglé » au prix d’une aggravation massive du problème sécuritaire, le chaos généré ayant permis aux gangs d’accélérer leur expansion territoriale et de renforcer leur contrôle sur la capitale.
En quatre attaques ciblées, les gangs ont ainsi réglé un problème structurel que l’État refusait d’affronter. Mais l’appareil judiciaire n’est pas le seul à faire les frais de cette gouvernance par le chaos. Les gangs ont réussi, là où les institutions internationales et les gouvernements successifs avaient échoué : ils ont fait grimper les prix de l’essence, à l’origine de tant de révoltes populaires, en prenant le contrôle armé des terminaux pétroliers ; ils ont instauré des péages routiers là où les autorités peinaient déjà à faire respecter les règles les plus élémentaires de circulation ; ils ont imposé des taxes directes aux entreprises privées, non pas sur les livres falsifiés présentés à la DGI, mais sur leurs chiffres réels, instaurant une fiscalité parallèle sous menace de mort.
Désormais, les gangs ne se contentent plus de défier l’État. Dans les zones qu’ils contrôlent, ils l’ont progressivement remplacé. Le pouvoir qu’ils exercent localement ne relève plus seulement du crime organisé mais ressemble à une forme de gouvernance parallèle, bricolée, violente, mais bien réelle. Une véritable prise d’État par le bas, où la violence sert non plus à contester l’autorité, mais à l’exercer.
Depuis le séminal War Making and State Making as Organized Crime de Charles Tilly (1985), nous savons que l’histoire de la construction des États modernes repose sur l’extorsion, la protection armée et la captation fiscale. En Haïti, ce processus fonctionne à rebours : à mesure que l’État officiel s’effondre, ce sont les gangs qui reprennent à leur compte ces fonctions premières du pouvoir, en instaurant péages, taxes et contrôle des flux économiques — sans légitimité ni cadre juridique — assurant une forme d’« ordre » fondée sur la terreur.
Cette dynamique est celle annoncée par Mary Kaldor ( New and Old Wars, 2012 [1999]) lorsqu’elle décrit l’émergence de « nouvelles guerres« , où la violence ne vise plus à conquérir l’État central, mais à fragmenter le territoire en enclaves sous domination armée. Ce modèle est visible aujourd’hui à Port-au-Prince et dans d’autres localités, où le pouvoir public a disparu au profit d’un pouvoir de proximité, imposé par la force.
Dans La criminalisation de l’État en Afrique (1997), Jean-François Bayart et co décrivait ces situations où les acteurs violents s’emparent des fonctions régaliennes. En Haïti, les gangs ont reconstitué, dans leurs zones d’influence, un État parallèle fondé sur l’extorsion et la prédation. Cette gouvernance locale ne se limite pas à la violence physique. Elle est aussi ce qu’Achille Mbembe a qualifié de pouvoir nécropolitique: un pouvoir de mort et de vie, qui régule l’existence quotidienne à travers la terreur, l’arbitraire, et l’imposition d’un ordre brutal. Moins un projet politique structuré que la capacité de dicter qui peut circuler, travailler, vivre — ou mourir.
Les recherches plus récentes sur les pouvoirs hybrides (Nicolas Lemay-Hébert, Kimberly Marten) éclairent bien ce phénomène : dans les espaces abandonnés par les institutions publiques, des groupes armés finissent par combler le vide, non pour construire un projet politique cohérent, mais pour capter les ressources et contrôler les populations. Haïti illustre aujourd’hui ce basculement : dans ces territoires perdus, les gangs ne sont plus des perturbateurs du système — ils sont le système, à défaut d’État. Le rapport de février 2025 de l’International Crisis Group sur Haïti parle d’un pays « pris dans la transition » (Locked in Transition), une transition qui, de fait, est en panne.
Certes, Haïti ne vit pas — encore ? — sous un pouvoir unique imposé par les gangs. Mais il faut bien reconnaître la réalité d’un morcellement du territoire, où des poches entières échappent à l’État et obéissent à des règles fixées par des groupes armés. Ce n’est pas (encore ?) l’effondrement total, mais un effritement avancé, où l’autorité publique recule chaque jour un peu plus.
Et désormais, cette prise de pouvoir locale est revendiquée ouvertement. Depuis quelque temps, la coalition Viv Ansanm ne se contente plus d’être un cartel criminel : elle se présente comme un parti politique, prétendant porter la voix des exclus, avec un projet explicite d’intégrer le jeu institutionnel qu’elle a contribué à détruire.
En quelques années, les gangs ont réussi à imposer à nombre de nos compatriotes un ordre nouveau. Un pouvoir sans légitimité, mais avec une efficacité implacable, qui prospère dans le vide laissé par l’État haïtien. Ce n’est plus seulement une crise sécuritaire : c’est une mutation profonde des rapports de pouvoir.





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